Le soleil de la veille a disparu, un léger vent balaye le sol et les façades ; il fait gris et il n’y a pas un chat dans la rue Royet ; je n’ai bu qu’un café et n’ai pas grignoté la moindre miette mais je veux exécuter la tâche que je me suis donnée la veille comme aboutissement d’un long cheminement dans la pensée stratégique ; je monte sur le rebord de la fenêtre, quelques visages derrière les carreaux de l’immeuble voisin observent déjà ma petite chorégraphie ; je suis fébrile, je dois dire que le vide qui s’ouvre sous mes pieds en plus d’un manque de sucre notable dans mon sang me fout un peu le vertige mais je ne dois pas lâcher, je dois aller au bout de mon action ; quelques-uns ouvrent leur fenêtre à leur tour pour assister à ce qui promet d’être un petit spectacle en cette période où la rue est si calme ; mes gestes manquent un peu d’élégance, je m’agrippe à la menuiserie, m’y reprends à quatre fois pour faire passer cette fichue corde entre le mur et ce que je devine être un câblage quelconque courant sur la façade ; une famille se penche désormais au-dessus de moi et essaye de saisir quelque chose de mon manège ; je reste concentré, je n’accorderai aucun regard à mon public, du moins dans un premier temps ; lorsque je sors la banderole maladroitement enroulée autour d’une tige de bambou, le tissu s’emballe au premier coup de vent et n’est pas loin de m’échapper, je ne pensais pas que tout cela allait être aussi délicat ; j’entends bavarder et ricaner sous mes pieds, je ne dois pas me laisser distraire ; je devine que mon public attend la chute qui peut dès lors consister en deux options distinctes : le dévoilement final et heureux de l’écrit qui orne le tissu aux yeux de tous ou, ma chute lourde et concrète sur le trottoir de la rue Royet ; je me demande franchement laquelle serait la plus pertinente en cette période de crise et de contagion ? ; enfin engoncée dans les deux petits bouts de cordelette prévus à cet effet, la banderole flotte finalement trop au vent, les quelques pinces à linge et les objets ainsi accrochés au bas du tissu ne font pas le poids et ne permettent pas de rendre visible le subtil haïku qui le parcourt ; un haïku dans le vent ça ne manque pourtant pas de poésie cela dit, mais je sens bien que mon geste n’est pas encore abouti ! ; je sens peser le regard de mon voisinage sur mon corps en équilibre mais j’ai repris confiance en moi et dans le destin de mon acte, ces regards finiront bien par me porter lorsqu’ils devineront l’intention politique de mes gesticulations ; je prends soudainement conscience que mon poste radio hurle une émission de france culture qui accompagne donc depuis le départ ma petite comédie ; la bande son sur laquelle j’exécute ma dissidence est l’exposé méthodique d’un vieil universitaire sur la pensée stratégique d’Antonio Gramsci ; je lève les yeux, je reconnais certains des visages que je croise depuis deux ans maintenant dans la rue Royet ; le vieil universitaire cite de mémoire l’intellectuel italien et sa parole résonne dans toute la rue : instruisez-vous car nous aurons besoin de toute votre intelligence, agitez-vous car nous aurons besoin de tout votre enthousiasme, organisez-vous car nous aurons bientôt besoin de toute votre force ! ; les confinés d’en face ont les yeux plissés et essayent de décortiquer les trois phrases flottantes désormais suspendues à ma cuisine ; m’apparaît un homme au sourire discret le pouce en l’air et une vieille dame prenant une photo rapide de la scène avant de disparaître à nouveau dans son intérieur ; en quelques secondes toutes les fenêtres se sont refermées sur elles-mêmes ; je suis à nouveau seul dans la rue Royet.
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