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COVID-19
Publié le 29 mars 2020 | Maj le 23 avril 2020

« Je suis irresponsable ! » : lettre aux bon·ne·s citoyen·ne·s si soudainement altruistes


J’ai écrit cet article comme un geste d’autodéfense intellectuelle. Je voulais réagir à l’air ambiant présent sur les plateaux télé, sur les conversations Facebook et même dans les bavardages entre ami.e.s. Une petite musique s’est doucement installée dans ma tête, me convaincant de mon propre héroïsme à rester cloîtré chez moi comme si le virus allait se répandre au moindre pas que je poserais à l’extérieur. Je trouve qu’il y a un fond de doctrine néolibérale qui doucement se répand et qui vient nous persuader de notre responsabilité individuelle dans la crise.

Ce que je vais dire est pour le moment inaudible, inaudible parce que nous sommes recouvert·e·s du son des rappels à l’ordre infantilisants et des dénonciations pavées de bonnes intentions. Inaudible et pourtant essentiel.

J’ai suivi à partir du 9 mars les points épidémiologiques du gouvernement, ce que je ne fais plus depuis que ces points sont remplis d’omissions, de demi-vérités voire de mensonges. En tant que responsable associatif, j’ai mis en place le soir même de la première allocution présidentielle des mesures pour lutter contre la propagation du virus dans ma structure. J’ai toujours dit que les mesures barrières étaient destinées avant tout à protéger les plus fragiles et à permettre à l’hôpital d’encaisser la vague de l’épidémie. Comme beaucoup de Français·e·s, j’ai accepté le confinement comme une mesure sanitaire urgente et nécessaire. Je suis donc loin de faire partie des sceptiques que seule l’odeur des cadavres convainc.

Mais voilà à vos yeux je suis irresponsable.

Je suis irresponsable car hier je suis allé à l’anniversaire d’une amie, je suis irresponsable d’avoir rencontré après une semaine et demie les premiers humains qui me sont familiers, je suis irresponsable d’avoir mangé une part de gâteau à un mètre de distance les un·e·s des autres.

Je suis irresponsable car hier je suis allé à l’anniversaire d’une amie, je suis irresponsable d’avoir rencontré après une semaine et demie les premiers humains qui me sont familiers, je suis irresponsable d’avoir mangé une part de gâteau à un mètre de distance les un·e·s des autres. A vos yeux, ce moment de sociabilité est devenu le signe de la légèreté et de l’inconséquence des Français·e·s qui ne se rendent pas compte et qui font n’importe quoi. Ces mêmes citoyen·ne·s irresponsables qu’on invoque pour justifier des mesures qui n’ont absolument aucun fondement épidémiologique : l’arrêt des jogging, des promenades sur la plage, des marchés, des rencontres entre ami·e·s, des enterrements, etc. Car on ne peut pas d’un côté restreindre certaines libertés et de l’autre maintenir quoi qu’il en coûte l’activité économique.

Je suis irresponsable et pourtant :
– je n’ai pas cassé l’hôpital public à coups de politiques d’austérité déconnectées de la réalité médicale ;
– je n’ai pas camouflé la pénurie de masques et de tests en prétendant que tout allait bien ;
– je n’ai pas tardé à prendre des mesures de confinement pour préserver l’économie ;
– je n’ai pas forcé le secteur du BTP à reprendre le travail et les autres secteurs non-essentiels à continuer leurs activités ;
– je n’ai pas dit « nous en sommes en guerre » pour justifier des postures autoritaires ;
– je n’ai pas demandé aux 45 millions d’électeur·ice·s de voter la veille de déclarer le confinement tout en sachant que statistiquement les personnes âgées sont celles qui s’abstiennent le moins.

Oui car moi, citoyen irresponsable, je n’ai pas le pouvoir en mains. Je n’ai donc pas cherché à préserver l’économie avant de préserver les EHPAD et les hôpitaux, je n’ai pas asséné des mensonges à la télé dans les dernières semaines, je n’ai pas dit que les masques allaient arriver quand ils n’arrivaient pas, je n’ai pas dit qu’il y avait moins de risques de contamination au sein de l’hôpital quand les médecins se faisaient porter pâle à la pelle.

D’une certaine manière, oui vous avez raison, je suis irresponsable mais au sens juridique du terme : je n’ai absolument aucune responsabilité dans la crise qui nous accable.

Et j’irais même plus loin : je pourrais éternuer sur chaque passant·e que je croise dans la rue, cet éternuement ne serait qu’une goutte d’eau face à l’océan des actes du gouvernement. Une goutte d’eau !

Ceci n’est pas un appel à faire n’importe quoi, bien au contraire. Il s’agit de contrer le discours de responsabilisation des individus qui nous placent dans la crise actuelle sur le même plan que le gouvernement et ses politiques néolibérales. Comme c’est commode d’accuser les personnes qui fréquentent le marché de Barbès ! Quel joli bouc-émissaire ! Si facilement assimilable à la représentation raciste du mauvais français, ennemi de l’intérieur. Au passage, pour l’anecdote, la sixième puissance mondiale dans son dédain de toutes minorités n’a pas été en mesure de traduire les conseils sanitaires et les attestations dérogatoires. Les bénévoles des associations l’ont fait. Alors bien sûr que les comportements à risque propagent l’épidémie, c’est une évidence. Mais quel rapport entre un marché bondé et la casse de l’hôpital public, l’absence de tests à grande échelle et la pénurie de masques ? Sont-ce les marchés populaires qui ont les moyens d’appliquer les directives de l’OMS ?

Depuis des décennies, les gouvernements utilisent l’argumentaire du « serrage de ceinture » et de l’effort collectif pour justifier leurs réformes. « Et vous comprenez, il faut que tout le monde y mette du sien. » Leur choix politique est présenté comme une simple réponse à la nécessité de faire cesser des comportements individuels non-vertueux. S’ils répriment les manifestations, c’est à cause de quelques irresponsables casseurs ; s’ils réforment les retraites, c’est à cause de ces quelques irresponsables qui bénéficient de régimes spéciaux ; s’ils restreignent le droit d’asile, c’est à cause de ces quelques irresponsables qui viendraient profiter de notre système social. Devinez-quoi ? Les évadés fiscaux n’ont jamais subi la même dureté dont le gouvernement fait preuve envers les gilets jaunes, les régimes spéciaux et les exilé·e·s.

Ce qui se passe sous nos yeux, avec l’élégance subtile d’un pachyderme, c’est la mise en route d’une stratégie argumentative néolibérale qui vient faire reposer sur les individus la responsabilité d’une crise politique, économique et sanitaire.

Si vous n’êtes pas capable d’entendre ce que je dis, si cela provoque de la colère chez vous, si vous avez envie de me dénoncer comme un provocateur irresponsable, je vous demande un instant de vous regarder vous-même, de regarder le bulletin de vote que vous avez glissé dans l’urne en 2017, de regarder les politiques économiques que vous avez soutenues et les discours que vous avez tenus à l’encontre des fonctionnaires qui aujourd’hui assurent le soin, l’enseignement et la logistique de la société toute entière.

Regardez encore un instant votre colère et demandez-lui gentiment, avec bienveillance, où est-ce qu’elle était quand il fallait se lever pour défendre l’hôpital public, où est-ce qu’elle était pour organiser la solidarité envers les plus fragiles et qui est-elle pour savoir qu’aller au marché est plus dangereux que se bousculer dans la grande distribution ou que faire son jogging est plus dangereux que se rendre sur un chantier. Alors, bon·ne citoyen·ne, si soudainement altruiste, garde ta colère pour les combats à venir. Nous aurons besoin d’elle.

Je suis irresponsable de tout ce dont vous prétendez m’accuser. Je continuerai à courir, sortir et lutter. Toujours avec la précaution extrême des gestes barrières. Ma santé mentale et physique ne sera pas sacrifiée pour répondre aux injonctions idiotes et contradictoires d’un gouvernement qui s’inquiète plus pour l’économie que pour nos grands-parents et nos hôpitaux.

Je suis irresponsable et clamez-le avec moi. Clamez-le, dans la rue, sur votre balcon, sur votre lieu de travail. Hastaguez-le si besoin. Racontez les petites soupapes que vous vous autorisez sans la bénédiction de notre général en chef. Arrêtez de surveiller les autres et de vous surveiller vous-même.

Libérez-vous de la croyance qui fait reposer une crise sanitaire sur vos petites épaules. Tordez le cou à cette mythologie du bon citoyen vertueux qui fait tout bien comme il faut. Car si nous avions fait tout bien comme il faut, nous aurions défendu l’hôpital public depuis plus d’un an. Et nous n’en serions pas là !

Pointez enfin du doigt l’Élysée et Matignon. Car oui, les vrai·e·s responsables, celles et ceux qui avaient les données et les moyens en main, les vrai·e·s responsables nous gouvernent et tentent à coups de JT de nous faire oublier cette troublante vérité : rien à leurs yeux ne passe avant l’économie.

Rien.

P.-S.


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