Le local réservé au géant américain est de 200 m² au total, avec un espace « vitrine », une salle de conférences de 40 places et une, réservée aux ateliers, de 15 places. L’ensemble de l’activité est présenté sur un site internet. Huit personnes ont été embauchées (des « coaches », selon la novlangue managériale), dont quatre à plein temps, toutes en contrats à durée déterminée. Des formations sont délivrées par leurs soins (y compris dans d’autres lieux), mais des formateurs issus de partenariats nationaux (notamment e-mma, association liée à L’Epitech, école privée d’informatique) ou locaux (pour le moment la CCI, Welcom) ont également été sollicités.
À noter que le dispositif choisi pour la France (quatre ateliers dans quatre villes qui ne sont pas des « premiers choix » technologiques) est différent de ce qui a été tenté dans le reste du monde où ont été créés des « campus » (donc à champ d’intervention plus large), généralement dans les capitales où Google avait déjà implanté des bureaux. Mais l’échec à Berlin (où la création d’un campus dans le quartier de Kreuzberg a été rendue impossible par la mobilisation des habitants) les a peut-être amenés à cette nouvelle démarche.
Même si le discours est lénifiant (Google n’aurait aucun objectif de résultat, ne gagnerait rien à l’affaire – tout est gratuit – et aurait une attitude ouverte aux initiatives locales), il apparaît vite que cette démarche n’a rien d’altruiste et poursuit au contraire plusieurs objectifs.
Les critères du choix de Saint-Étienne seraient la faible proportion de commerces connectés à Internet, un taux de chômage assez important, une ville pas trop grosse [1] (par rapport à Lyon), le label French Tech [2] et la présence d’écoles d’ingénieurs et de design notamment. Mais même si le discours est lénifiant (Google n’aurait aucun objectif de résultat, ne gagnerait rien à l’affaire – tout est gratuit – et aurait une attitude ouverte aux initiatives locales), il apparaît vite que cette démarche n’a rien d’altruiste et poursuit au contraire plusieurs objectifs.
Reconstruire son image
L’entreprise a, jusque-là, prospéré (s’est gavée ?) sans entraves, mais voit de façon convergente se dresser des oppositions. Ainsi de sa réputation, désormais bien établie, d’être championne de l’évasion fiscale, notamment à travers le célèbre sandwich irlandais-néerlandais. En effet, ses bénéfices sont frauduleusement exfiltrés vers Dublin, puis Amsterdam, avant d’achever leur périple aux Bermudes. Pour la seule filiale française, cela concerne plus de 85% de son chiffre d’affaires (qui s’élève à 325 millions d’euros en 2017). Elle ne paye de fait que 14 millions d’euros d’impôts sur les bénéfices, un montant ridicule par rapport à son chiffre d’affaires (4,3%).
Google, champion de l’évasion fiscale : ses bénéfices sont frauduleusement exfiltrés vers Dublin, puis Amsterdam, avant d’achever leur périple aux Bermudes.
Les nombreuses annonces d’amendes [3], à la suite de différentes procédures, commencent à ternir l’image du géant américain, et ce même si elles sont très faibles en comparaison de son chiffre d’affaires annuel, estimé autour de 110 milliards de dollars. D’après un responsable de la firme et pour le seul atelier numérique de Rennes, ce serait 100 000 personnes qui y auraient transité en un an. Avec les quatre sites français, 400 000 pourraient être converties à la cause de Google chaque année !
Google et la smart city
Si le mot (en anglais, c’est plus classe au temps de la startup nation) s’impose dans beaucoup de discours, notamment en vue des prochaines municipales, il n’a en fait qu’une réalité très limitée. Peu de villes dans le monde correspondent à sa définition : ville « intelligente », repensée intégralement en fonction des technologies de l’information et de la communication pour « améliorer » la qualité des services urbains et/ou réduire leurs coûts. Seules quelques villes peuvent se targuer d’une approche globale de ce type, toutes s’appuyant sur un acteur d’envergure mondiale : Google à Quay Side (Toronto), Amazon à Seattle, Alibaba à Hangzhou, IBM à Helsinki, Cisco à Songdo (Corée du Sud)…
En France, en l’absence d’acteur global, le quartier Confluence à Lyon s’est livrée à un consortium japonais lié à Toshiba. Mais d’autres villes ont développé une version limitée à la sécurité, les safe cities, car des entreprises nationales émargent aux premières places mondiales dans ce domaine : Atos, Thales, Engie-Inéo. De fait, des villes comme Nice ou… Saint-Étienne sont des eldorados pour ces entreprises ou même des concurrents plus petits, comme Verney-Carron. Ces safe cities proposent une sûreté très particulière à l’ombre des caméras, micros, avec la collecte systématique de nos données GPS, l’utilisation d’algorithmes pour l’analyse des comportements…
Ces smart ou safe cities ont surtout un enjeu économique : la construction et les fonctions de maintenance représentent environ 35% du PIB de nos villes, à travers les habitations, les réseaux de transports individuels et collectifs, les réseaux techniques… Et l’ensemble des villes dans le monde devrait regrouper en 2050 trois milliards d’êtres humains, ce qui représente un fabuleux butin. Le maire stéphanois étant un fervent partisan de la smart city, Google sait d’ores et déjà qu’il arrive en territoire conquis.
Former et éduquer à la sauce Google
La formation est le cœur de leur activité à court terme. L’antenne Google à Saint-Étienne dispose pour cela de huit « coaches », susceptibles d’intervenir dans leurs locaux mais aussi dans un large rayon – à Rennes, ceux-ci interviennent sur tout le territoire breton (de Brest à Nantes). Par ailleurs, ils veulent accueillir dans leurs locaux des organismes extérieurs, nationaux comme locaux, qui devront accepter le principe de gratuité de leurs actions.
L’objectif de la multinationale étant bien entendu d’élargir son spectre d’utilisateurs, pour poursuivre son exploitation des données personnelles. En effet, plus les données collectées sont nombreuses et les profils divers, plus la valorisation financière est importante.
Plusieurs publics sont visés : particuliers et familles, notamment les femmes et les seniors ; étudiants et chercheurs d’emploi ; professionnels. Deux cibles cependant semblent privilégiées : les publics éloignés du numérique [4] et les PME-TPE qui n’utilisent pas assez (selon eux) les produits Google [5]. L’objectif de la multinationale étant bien entendu d’élargir son spectre d’utilisateurs, pour poursuivre son exploitation des données personnelles. En effet, plus les données collectées sont nombreuses et les profils divers, plus la valorisation financière est importante.
Cette activité de formation doit être également interrogée parce que la firme américaine peut jouer le cheval de Troie pour l’installation de nouveaux acteurs nationaux dans le jeu local. Ceux-ci profiteraient de la gratuité imposée pour concurrencer des acteurs locaux payants. Cela peut aussi conduire à un repositionnement des collectivités territoriales qui se désengageraient d’actions subventionnées au profit d’acteurs privés payés à la prestation. À ce sujet, l’expérience de Cyberbase à Montpellier [6] doit faire réfléchir : cette structure publique de formation mise en place par la Métropole a disparu après 17 ans d’existence au profit de structures tournées vers d’autres objectifs (French Tech) ou de Google qui se voit déléguer des actions relevant plutôt d’un service public, comme l’accueil des « précaires numériques ». Pour les formateurs eux-mêmes, cette logique est aussi l’occasion d’une précarisation statutaire et des conditions d’emploi, comme l’a documenté le wiki No-Google de Rennes [7].
Au-delà, la multinationale vise sans le dire le secteur éducatif.
Le marché national est déjà pris par Microsoft qui a passé des accords avec le ministère de l’Éducation nationale. Mais il est possible de les contourner en favorisant les liens avec les collectivités territoriales, réelles financeuses du numérique dédié à l’éducation. Dernièrement, ce sont des enseignants participant à une formation organisée par l’université de Nantes qui ont découvert parmi les intervenants des démonstrateurs estampillés Google. Ces interventions se faisaient dans le cadre du programme Class’Code s’adressant aux professeurs de collège et de lycée qui vont être en charge de l’enseignement des SNT (Sciences Numériques et Technologies). Il faut rappeler que l’entreprise a développé une offre logicielle spécifique pour l’enseignement, notamment basée sur les plateformes Google Classroom. Nul doute que celle-ci saura progressivement prendre pied dans les écoles, d’autant que la gratuité revendiquée arrangera les choix de désengagement financier des politiques concernés.
Google veut promouvoir sa vision du monde
En amont de l’ouverture de l’antenne à Sainté, nous avions assisté à deux réunions avec des cadres de la firme américaine : à chaque fois ils nous ont parlé d’évangélisation… Ces communicants, pourtant aguerris, échouent ainsi à cacher leur idéologie du bonheur par le numérique telle que promue par Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie de Google mais aussi pape du transhumanisme. Le courant libertarien auquel il se rattache prétend que les technologues, scientifiques, entrepreneurs doivent prendre en charge le devenir des sociétés et de l’espèce humaine. Pour eux, la légitimité n’est pas issue des institutions, mais de l’intelligence, du succès, de l’argent et de l’imagination de ces élites auto-sélectionnées. Il leur est donc nécessaire de s’abstraire des corps intermédiaires et d’alléger les règles pour pouvoir réinventer l’univers. Or cette idéologie délirante et antidémocratique peut disposer pour ses recherches de moyens financiers inimaginables jusque-là, pour travailler sur l’amélioration de l’ADN, sur l’homme augmenté voire pour la recherche de l’éternité… de quelques-uns.
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