Tu parles de « mai 68 stéphanois » à propos du printemps 73, pourquoi ?
Parce que 73 est en quelque sorte le prolongement de 68. Saint-Étienne est encore à l’époque une ville industrielle, avec de grosses usines qui bougeaient beaucoup, avec de nombreux quartiers populaires, depuis rasés. Mai 68 avait constitué une mobilisation autonome, hors du contrôle des syndicats, très festive et nouvelle dans une ville contrôlée par la CGT. Sa tentative d’encadrer puis de casser le mouvement avec le gouvernement était restée aussi dans les mémoires, et les 30% d’augmentation « obtenus » par les accords de Grenelle avaient été engloutis par l’inflation en trois mois. Il y avait du coup une grosse méfiance vis-à -vis des syndicats.
En 68 se sont aussi constitués les premiers groupes gauchistes stéphanois : les maoïstes et trotskystes cohabitent plus ou moins facilement avec groupes anarchistes et bandes de jeunes de quartiers aussi turbulentes qu’impliquées dans le mouvement social de l’époque. Les lycées, notamment le Portail rouge, sont extrêmement politisés, la plupart des profs sont encartés PCF. Chaque soir des tracts sont diffusés à la sortie contre la guerre au Vietnam, pour la légalisation de l’avortement, contre l’ouverture d’un centre culturel... La jeunesse locale se croise dans les cafés de la place du peuple, se mobilise à la moindre étincelle.
Quelle va être cette étincelle ?
Cette étincelle, ça va être la réforme Debré qui prévoit d’abroger le sursis pour le service militaire, qui permettait aux étudiants de finir leur cursus avant la conscription. A Saint-Étienne, ce sont d’abord les lycéens, paradoxalement, qui descendent dans la rue. Organisés sous forme d’assemblée générale, adeptes de la démocratie directe, 5 000 lycéens défilent dans les rues de Saint-Étienne le 22 mars, date anniversaire du mouvement de Nanterre qui a lancé 68 en chantant « 5 ans déjà , coucou nous revoilà ». Les gauchistes dirigent le mouvement, les anarchistes et les jeunes s’incrustent en tête de cortège. Le 27 avril, la manifestation prend un tour insurrectionnel avec sit-in puis tentative d’intrusion dans la préfecture réprimée par la police. La loi Debré, qui ne sera qu’aménagée, n’est qu’un déclencheur, dans un contexte de rejet de l’éducation et de l’autorité : quelque temps auparavant, le collège Pailleron avait été cramé par certains de ses élèves.
Les jeunes se mobilisent sur d’autres causes ?
Oui, sans arrêt ! On assiste aux réunions du GLACS, le Groupe pour la liberté de l’avortement et de la contraception stéphanois, qui est créé par Hugette Bouchardeau, à l’époque prof de philo et qui a fondé aussi le Parti socialiste unifié. À l’automne 72 avait démarré un mouvement d’ouvriers tunisiens réclamant leur régularisation. A Saint-Étienne, 51 d’entre eux démarrent le 9 avril une grève de la faim dans l’église Saint-Ennemond, à Beaubrun. « Travailleurs français, immigrés, même patron, même combat » [1]. Les ouvriers reçoivent le soutien des étudiants et lycéens, anarchistes et gauchistes, mais aussi de la CFDT alors autogestionnaire, et du Parti socialiste unitaire. On passait du temps à l’église avec eux ; un pote qui avait glissé un peu de bouffe à l’un des grévistes qui craquait a même failli subir un tribunal populaire par les mao. Lors de la troisième manifestation, particulièrement massive, les flics matraquent et gazent à tour de bras – chose rarissime à Saint-Étienne – et sèment le bordel dans la vogue de la place Albert Thomas. Les ouvriers tunisiens obtiennent au mois de mai des papiers provisoires, puis définitifs.
Et dans les usines ?
La CGT n’aide pas, mais le 4 avril, les ouvriers de Peugeot de Saint-Étienne occupent leur usine. Ils s’appuient sur un cahier de revendications co-construit entre les différents ateliers : diminution des cadences, 40h de travail, généralisation du paiement à l’heure et non à la pièce, des vêtements de travail, meilleure progression dans les classifications... La production cesse, et bloque rapidement celle de toute l’entreprise. Le 7 avril, le tribunal ordonne l’évacuation des locaux. Le préfet ne fait pas intervenir la police. François Cusset, un cadre de la direction générale, vient à Saint-Étienne pour prendre les choses en main. Il recrute une cinquantaine d’ouvriers dévoués à la direction, des hommes de mains amenés par des sociétés d’intérim, ainsi que d’anciens para et membres de l’OAS ; et le 12 avril, à 3h30, ces 70 personnes délogent brutalement les occupants, faisant plusieurs blessés parmi eux [2].
Voyant les traces des combats, les ouvriers Peugeot refuseront de reprendre le travail et le matin même, sans concertation, une immense majorité des ouvriers des usines du bassin stéphanois débraient. Ils affluent toute la journée, ils sont jusqu’à 60 000 convergeant vers l’usine, c’est la dernière révolution prolétarienne ! Des jeunes ouvriers arrivent à rentrer dans l’usine entourée de flics et forcent les dix barbouzes qui étaient restés à l’intérieur à sortir. Ils seront évacués par la police, elle même protégée par les syndicalistes qui « négocient ».
Cette mobilisation initie quelque chose ?
Non, malheureusement. Le mouvement se poursuit jusqu’au 21 mai sans obtenir grand chose de la part de la direction... Si le printemps 1973 est un nouveau 68, il ferme plus une parenthèse qu’il n’en ouvre une. Les bandes de quartiers disparaissent, la drogue s’invite et provoque son lot de morts, les lycées et les universités se dépolitisent progressivement... La « crise », le chômage, les premières délocalisations et le recours de plus en plus fréquent à l’intérim vont provoquer déprime, reflux des mobilisations et des solidarités.
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