Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
MÉMOIRE MOBILISATIONS - LUTTES
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 12 avril 2024 | Maj le 1er avril 2024

12 avril 1973 : une milice patronale attaque les grévistes de l’usine Peugeot


Un commando de minimum 70 mercenaires (ex-paras pour beaucoup) armés de manches de pioche, commandés par le colonel Cocogne (ex-aviateur recruté par Peugeot) tabassent et expulsent les ouvriers qui occupent l’usine de Saint-Étienne, dans le quartier Bellevue. Un événement marquant en cette année 1973, le mai 68 stéphanois. Article publié sur le blog 1968-73 Saint-Étienne révolutionnaire et repris d’un article d’époque du journal L’Unité.

Vous pouvez également écouter cette émission du Gremmos (Groupe de recherche et d’étude sur la mémoire du mouvement ouvrier stéphanois) : Le conflit de Peugeot de 1973

Et lire cet article de Michelle Zancarini-Fournel sur 1973, le mai 68 stéphanois.

« La fête est finie. Rentre là-dedans ! »

II est 3 h 30 du matin, jeudi 12 avril 1973. Marcel Faure, 28 ans, émailleur à l’usine Peugeot de Saint-Étienne, vient, comme il le racontera plus tard, de sortir de l’atelier B 16 pour prendre l’air. Face à lui, une dizaine d’hommes, revêtus de treillis verts et manches de pioche à la main. Il n’y a pas à discuter : Marcel Faure recule aussitôt vers la cabine des gardiens, près du portail d’entrée. Trois ouvriers, grévistes comme lui, y sont déjà enfermés.

Puis, comme l’attention des hommes en treillis se relâche un instant, Marcel Faure en profite pour se glisser entre la cabine et le mur d’enceinte de l’usine. La voie est sans issue, il est bloqué. Les coups de matraque pleuvent. A moitié assommé, le crâne en sang, Faure est traîné à l’intérieur de la cabine des gardiens. Peu à peu, tous ses camarades du piquet de grève seront, comme lui, faits prisonniers. Eux aussi se sont laissés surprendre.

Dernière précaution, les hommes du commando disposent aussitôt deux containers devant la porte de la cabine où s’entassent les grévistes. A 4 h 30 du matin, l’usine est « nettoyée » des quelques dizaines d’ouvriers qui l’occupaient.

Une semaine plus tôt, le mercredi 4 avril, le travail s’était arrêté aux usines de Peugeot de Saint-Étienne. Les ouvriers de la « tôlerie » avaient prépare un cahier de revendications, l’avaient soumis aux autres ateliers, puis présenté à la direction. Qui refusait d’en discuter.

Réaction immédiate : la grève — avec occupation— est votée par la grande majorité des 1 050 ouvriers. Les syndicats (C.g.t., C.f.d.t., et F.o.) demandent à la direction l’ouverture de négociations. Nouveau refus : « Évacuez l’usine, reprenez le travail et nous discuterons. » Peugeot choisit l’épreuve de force.

Comme il est habituel lorsqu’une grève éclate dans quelque usine de l’empire Peugeot, la stratégie à appliquer sur le terrain est dictée de Paris. Le directeur de Saint-Étienne, Jean Charrel, 49 ans, ne sera donc que le pâle exécutant des décisions prises par l’état-major de la firme.

Et les grandes manœuvres commencent. Les grévistes occupent les trois quarts des locaux. La direction y fait aussitôt couper téléphone et chauffage. Elle regroupe les non-grévistes dans l’immeuble administratif, « le Château », et dans une partie de l’atelier des compresseurs.

L’escalade continue le lendemain. L’état-major parisien dirige vers Saint-Étienne quelques groupes d’ouvriers sûrs, prélevés dans ses autres usines. Avec l’aide de plusieurs dizaines de non-grévistes, ces « jaunes » pénètrent dans l’entreprise et tentent de remettre certaines machines en route. Sans grand succès.

Cela n’empêchera pourtant pas Jean Charrel, le directeur, d’annoncer à la presse, jour après jour, que le travail va reprendre, dès le lendemain, et que les grévistes sont de plus en plus isolés. Mais personne ne le prend vraiment au sérieux.

Le général et le colonel

Le général Feuvrier, lui non plus, n’a pas haute opinion de Jean Charrel. Il lui a d’ailleurs dépêché du renfort, la veille de la grève, en la personne de François Cusey. Cet ingénieur de 39 ans, père de 4 enfants, suivait un séminaire à l’École des Hautes études commerciales de Jouy-en-Josas, lorsqu’un coup de téléphone l’a rappelé au siège social de la firme, 75, avenue de la Grande-Armée. Le soir-même, François Cusey prenait l’avion pour Saint-Étienne.

A peine arrivé, premier compte rendu téléphonique au général Feuvrier pour lui exposer la situation. Elle n’est pas bonne. Jean Charrel fait bien ce qu’il peut, mais cela ne suffit pas. Trois jours plus tard, le vendredi 6 avril, l’envoyé spécial du général retourne à Paris assister à une réunion de l’état-major Peugeot. Samedi matin, enfin, François Cusey repart pour Saint-Étienne, nanti de consignes brutales.

A l’heure où l’ingénieur François Cusey arrive de Paris, le 7 avril, les juges du tribunal des référés viennent de rendre publique leur décision. Ils autorisent Peugeot à faire appel aux forces de l’ordre pour chasser les piquets de grève de l’usine. Une première victoire.

Le mardi 10 avril, Jean Charrel demande donc au préfet Paul Camous d’appliquer la décision du tribunal. Il se heurte à un refus poli. Le préfet sait parfaitement que si la police s’en mêle, il y aura de la casse. Mieux vaut donc attendre. Première déception pour Peugeot.

Tandis que traînaient en longueur ces démarches officielles, l’état-major parisien et ses deux représentants à Saint-Étienne, François Cusey et Jean Charrel, mettaient au point une technique de remplacement. Le temps presse. A Sochaux, les chaînes de montage des 304 et des 504 commencent à manquer de pompes à huile et des autres pièces que fabriquaient les grévistes de Saint-Étienne. En quatre jours, Peugeot a déjà vu sa production quotidienne de voitures baisser de 50 unités (le 11 avril, par exemple, l’usine Peugeot de Lille ne fabriquait plus que 250 moteurs au lieu des 450 habituels). Il faut donc tout faire pour éviter l’asphyxie.

Dimanche 8 avril, dans la soirée, avec l’accord de la direction générale de la firme, le général Feuvrier donne ses ordres. Il faut « nettoyer » l’usine de Saint-Étienne par une opération commando.

Sur le papier, tout est simple. Les mercenaires attaqueront tard dans la nuit. A cette heure, les hommes des piquets de grèves seront peu nombreux et ensommeillés. L’usine sera rapidement « libérée ». Des équipes venues de Sochaux, Mulhouse et Dijon récupéreront ensuite des pièces et aussi des matrices pour reprendre, ailleurs qu’à Saint-Étienne, la fabrication des pompes à huile. Si l’opération réussit, les non-grévistes pourront revenir dès l’aube et remettre en route les chaînes.

La grève sera cassée

La mobilisation est train. A Sochaux, le colonel Henri Cocogne, responsable des opérations « spéciales » à la direction du personnel, a passé en revue , les 6 et 7 avril, les hommes dont il dispose. Deux jours plus tard, c’est un lundi, le colonel a fait son choix et sélectionné les meilleurs. Très tôt le matin, il téléphone dans les ateliers et les bureaux où ses gens travaillent et leur annonce leur départ pour Saint-Étienne dans l’après-midi. Rendez-vous est pris à la gare de Montbéliard.

Sur le quai, le colonel Cocogne retrouve 16 hommes. Tous de fidèles employés de Peugeot : entre 5 et 10 ans de maison. Et une équipe parfaitement homogène : il n’y manque même pas le militant de service de la C.f.t. Le colonel en tête, le groupe embarque dans le train pour Lyon. Les 16 hommes y arriveront dans la soirée du 9 avril, et s’installeront dans un foyer de travailleurs célibataires. Quand au colonel, il ira sur le terrain fignoler les derniers préparatifs de l’opération.

D’autres hommes ont été mobilisés dans d’autres usines Peugeot. 24 ont quitté celle de Dijon, 11 celle de Mulhouse et 2 celle de Bart. Eux aussi arrivent à Lyon et s’installent dans un foyer. Mardi matin, le colonel Cocogne dispose donc déjà de 53 hommes pour constituer ses différents commandos. Mais cela ne suffit pas.

Il lui faut encore battre le rappel. Et faire venir auprès de lui un homme comme Michel Monneret. Cet employé administratif est, depuis le 1er avril en vacances chez son frère et, quelle chance, à Saint-Étienne même. Le colonel Cocogne téléphone et Monneret accepte aussitôt de sacrifier quelques jours de repos pour casser du gréviste. Son passé a fait de lui un employé discipliné : 22 ans d’armée pour un grade d’adjudant à la sortie.

Quelques jours plus tôt, à Paris, dans un bureau du 109 de la rue de Courcelles, dans le 17e arrondissement, Marcel Michaut, responsable de la C.f.t. chez Berliet [1] était en conversation avec son ami Albert Gaillard, lorsqu’un coup de téléphone leur a demandé de se rendre au siège social de Peugeot. Ces deux hommes sont des experts : ils ont commencé à mettre en place pour Paul Berliet et son directeur du personnel Paul Brejeon, une véritable organisation policière à l’intérieur des usines de Vénissieux.

Peugeot a fait école. Avec l’aide de la C.f.t., grâce aux subventions de Berliet, Albert Gaillard est alors à la tête d’un réseau d’agences d’intérim : Siter, Sertra, Itet, etc. On y recrute pour Berliet des « jaunes » et autres ouvriers très spéciaux. Joli travail, mais la carrière d’homme d’affaires d’Albert Gaillard touche pourtant à sa fin : le 22 octobre 1973, il se verra interdire l’exercice de toute profession commerciale et industrielle.

Dès leur arrivée au siège de Peugeot, Marcel Michaut et Albert Gaillard sont vite introduits dans le bureau du général Feuvrier. Quelques mois plus tard, Marcel Michaut racontera ainsi cette entrevue : « Nous avons discuté quelques minutes avec Feuvrier. Il a dit à Gaillard : « L’usine est occupée. Il faut me vider tout cela le plus rapidement possible. » Aussitôt, nous avons pris l’avion pour Lyon. Puis nous sommes allés à Saint-Étienne et avons pénétré dans le bâtiment de la direction, qui n’était pas occupé par les grévistes. »

Là, Marcel Michaut et Albert Gaillard se feront remettre le plan des lieux. Au siège lyonnais de la Siter, 20, rue Creuzet, Gaillard recrutera ensuite une équipe supplémentaire. Dix hommes de plus pour le colonel Cocogne

Place du Châtelet, toujours à Paris, le lundi 9 avril, sept hommes ont rendez-vous autour de 21 h. Parmi les premiers arrivés, Jacques Schnell, 48 ans, surnommé « Tarass Boulba ». Il a été contacté, la veille, au bar de l’Association des anciens combattants de l’Union française, rue Saint-Joseph. Pour cet ancien parachutiste devenu déménageur, le raid prévu est une occasion de gagner facilement de l’argent : on lui promet 200 F par jour. Une aubaine qu’il a voulu faire partager à l’un de ses amis, un ancien para, lui aussi dans la débine, Christian Mercier. Tous deux partiront pour Lyon dans une Simca 1300, immatriculée 5370 YF 75, qu’un autre mercenaire, Michel Boetz, a loué chez Mattéi quelques heures plus tôt. Pour couvrir les frais du voyage, Boetz a reçu une avance, dans l’après-midi, au siège parisien de la Siter.

Le même soir, une autre voiture quitte la place du Châtelet. Au volant, Paul Tombini, 37 ans. C’est le prototype du mercenaire Peugeot : ancien parachutiste du 1er Rep, ancien de l’0.a.s., engagé comme mercenaire à Sochaux, Tombini, interpellé à plusieurs reprises par la police, est cependant resté un employé modèle pour la firme. Arrêté une nouvelle fois, pour vol, puis condamné à deux mois de prison, Peugeot ne lui aura pas tenu rigueur de cette application dans la récidive. Une fois encore, on fait appel à lui.

C’est un meneur d’hommes, Paul Tombini. La veille de son départ pour Saint-Étienne, il a recruté, dans un bar proche de la Bastille, Bernard Melero, 30 ans, un pied-noir du Maroc. Ce sergent-chef du 94e régiment d’infanterie motorisée va profiter d’une permission pour jouer au mercenaire. Autre candidat au voyage, Hervé Valère, 30 ans, un ancien para reconverti dans la plongée sous-marine, rejoint place du Châtelet Tombini et Melero, suivi de près par Ferenc Bodo, un ancien légionnaire d’origine hongroise. A chacun, Paul Tombini a promis 5 billets de 100 F. Deux voitures, six hommes et un chef : Paul Tombini. Le colonel Cocogne fera de cette équipe l’avant-garde de ses commandos.

Au soir du mardi 10 avril, 70 hommes [2] sont prêts. Pour les conduire de Lyon à l’usine de Saint-Étienne, trois cars sont loués à la société Philippe par Alfred Fabry, responsable à l’information du syndicat C.f.t.-Berliet. Tout est paré. A 15 h, Paul Tombini prévient les six hommes de son équipe : « L’opération est pour cette nuit. »

Peu avant minuit, un premier car bleu et jaune prend la route de Saint-Étienne. Les occupants des deux autres resteront « en réserve ». Le rendez-vous avec les voitures d’accompagnement est fixé rue de la Monta, à Saint-Étienne, en face d’une station-service Elf. Le colonel Cocogne a tout réglé jusqu’au moindre détail : à ceux qui n’ont pas revêtu leur battle-dress, il fait distribuer des bleus de travail.

A 2 h 30 du matin, le car du premier commando, encadré par les deux voitures de l’équipe Tombini, se dirige vers les usines Peugeot. Pour que la bande soit vraiment au complet, il ne manque plus que Jean-Claude Hourdeaux. Quelques minutes avant l’attaque, celui-ci rejoint le commando dans la rue Gutenberg, qui longe l’une des usines Peugeot. Ancien parachutiste, bien sûr, ancien de l’O.a.s., naturellement, ancien d’Ordre nouveau, comme il se doit. Jean-Claude Hourdeaux, 36 ans, est l’un des responsables de la sécurité à l’usine Peugeot de La Garenne, dans la banlieue de Paris. C’est un sportif et un méchant. De temps en temps, Hourdeaux participe à des stages d’entraînement parachutiste. Et ce n’est pas seulement pour se maintenir en forme.

Ce petit chef a la confiance du général Feuvrier. Jean-Claude Hourdeaux a en effet suivi depuis le début la mise au point du raid de Saint-Étienne. C’est aussi un ami de Paul Tombini : tous deux ont combattu dans le même régiment, au temps de la guerre d’Algérie. Mercredi soir, Jean-Claude Hourdeaux a quitté Paris à bord de sa voiture. Il a roulé vite dans la nuit pour ne pas manquer l’heure « H » : 3 h 30 du matin, le jeudi 12 avril.

Clôture cisaillée à la pince

Le long de l’enceinte de l’usine, rue Gutenberg, les six hommes de Paul Tombini passent les premiers à l’action. L’un d’eux, Jacques Schnell, racontera plus tard : « A l’aide de pinces coupantes, nous avons cisaillé la clôture de l’usine et nous sommes entrés par derrière afin de surprendre le piquet de grève. »

A leur suite, le colonel Henri Cocogne, François Cusey, Jean-Claude Hourdeaux et les hommes de Mulhouse et de Sochaux s’engouffrent dans la brèche. Tous confondus dans l’action, du colonel aviateur breveté au truand déjà confirmé.

Première action d’éclat, ils interceptent un premier ouvrier, Marcel Faure, et le passent à tabac. Avec les armes du bord. Lors de son interrogatoire par la police, le 20 août 1974, Jacques Schnell précisera : « Nous avions des matraques, des chaînes de vélo, des grenades à plâtre et autres engins de ce genre. Ce matériel nous a été donné à Saint-Étienne. »

Le commando poursuit sa progression. Dans l’atelier d’outillage, les hommes en treillis tombent sur 20 autres grévistes. Matraque dans les côtes, ces derniers se feront conduire jusqu’à la cabine des gardiens pour y être à leur tour enfermés.

La petite armée du colonel Cocogne se dirige ensuite vers la seconde usine Peugeot. Un ouvrier, Roger Dubœuf, sort dans la cour pour voir ce qui se passe et reçoit aussitôt une barre de fer dans le genou gauche. Malgré sa blessure, il parvient à s’enfuir par le toit.| D’autres grévistes, constatant qu’ils ne font pas le nombre, suivent le même chemin. F A chacune des haltes de son commando, le colonel laisse quelques hommes pour couvrir ses arrières. Les leçons de l’Ecole de guerre,’ ; sans doute.

A 4 h du matin, le colonel Henri Cocogne, François Cusey, Jean-Claude Hourdeaux et Paul Tombini pénètrent dans les locaux de la direction. Ils y retrouvent le directeur de l’usine, Jean Charrel et Jean-Marie Maulpoix, un ancien journaliste de « l’Est Républicain ». A leurs côtés, déjà parvenus jusqu’à ces bureaux, une quarantaine d’autres mercenaires qui ont pénétré dans l’usine par l’avenue de la Rochetaillée, sans rencontrer la moindre opposition. Mission accomplie.

Les mercenaires et les « jaunes »

Maintenant, le travail va pouvoir reprendre. L’état-major parisien a, une fois de plus, tout prévu. Des mercenaires vont remettre certaines machines en route et charger dans des camions les pièces qui font défaut à Sochaux. D’autres surveilleront les grévistes prisonniers et les relâcheront avant l’aube par groupes de trois. A l’heure de la première prise de poste, les non-grévistes, convoqués un par un dans la soirée et, pour certains, en pleine nuit, arriveront à l’usine. Ainsi, le travail reprendra comme si rien ne s’était passé. Sur le papier, tout est simple.

La réalité sera moins brillante. Tout d’abord les hommes du colonel Cocogne se révèlent incapables de remettre la moindre machine en marche. Quant au chargement des camions, ils ne s’y intéressent guère, malgré tes ordres.

A la première heure du matin, les non-grévistes —200 au maximum — arrivent à l’usine. Ils y découvrent alors les hommes des commandos, leur armement et la trace des bagarres de la nuit. Malgré les adjurations de Jean Charrel et du colonel Cocogne, ils ne reprennent pas le travail. A l’extérieur de l’usine, les cris des grévistes, rassemblés devant les portes, se font de plus en plus violents. Les « jaunes » ne sont jamais des héros.

L’usine est cernée. La nouvelle de l’intervention des commandos s’est vite répandue dans Saint-Étienne et les grévistes sont venus aux] portes de leur usine. Peu à peu, ils en bloquent toutes les issues. Dès le début de la matinée, des grèves spontanées éclatent dans les entreprises voisines. Des ouvriers viennent rejoindre ceux de Peugeot. Les « jaunes » préfèrent alors quitter bien discrètement les lieux. Autour de Jean Charrel, Henri Cocogne, François Cusey et Jean-Claude Hourdeaux, il ne reste bientôt plus que des mercenaires.

La direction de Peugeot, à Paris, commence à s’inquiéter. Les radios, dans leurs journaux du matin, racontent le raid de la nuit. On y parle de commandos, de bagarre, du style « para » des assaillants, etc. Rien de très bon. Les coups de téléphone entre Paris et Saint-Étienne se font alors plus nombreux, plus tendus. Il faut trouver une issue. En attendant, un communiqué de Peugeot affirme que les commandos « étaient constitués de gardiens appartenant à la société ». Il faut bien dire quelque chose.

A 11 h 30, par l’intermédiaire du préfet de la Loire, la direction prend contact avec les délégués syndicaux. Elle promet que l’usine sera évacuée à 15 h ; que les négociations, obstinément refusées depuis une semaine, s’engageront aussitôt. De son côté, le préfet annonce simplement que l’usine sera gardée par les policiers. Dans l’attente d’un accord entre direction et syndicats.

A 15 h, l’évacuation commence. Sous la protection des C.r.s. et des policiers de Saint-Étienne, les premiers mercenaires embarquent dans les estafettes bleues de la police locale. Quelques-uns reçoivent au passage des boulons et des bouteilles vides lancés par les grévistes. On échange des coups. Un commissaire est atteint d’une pierre en plein front... Quelques instants plus tard, un groupe d’ouvriers arrive à pénétrer dans l’usine. Les hommes du colonel, surpris, prennent une correction.

Certains s’enfuient par les toits et quittent le quartier sans demander leur reste. D’autres ont moins de chance : les grévistes les rattrapent. Le dernier carré se réfugie dans le bâtiment de la direction autour du colonel Cocogne et attend l’arrivée des policiers. A 16 h, les six derniers quittent l’usine derrière les grillages d’un car aux vitres brisées.

Une vraie débâcle

37 hommes se retrouvent ainsi à l’hôtel de police de Saint-Étienne. Parmi eux, le colonel Henri Cocogne, ses adjoints et les autres participants de « l’opération-commando ». La police relève leurs noms, puis les relâche en fin de journée. Il ne leur reste plus qu’à quitter la ville.

Le colonel embarque ses hommes dans un car qui les conduit à la gare de Lyon-Perrache. Et là, direction Montbéliard et Mulhouse. Les hommes de Paul Tombini, eux, regagnent Paris par la route et par train. Enfin, François Cusey, Jean-Claude Hourdeaux et Jean-Marie Maulpoix s’en vont à Paris raconter la débâcle au général Feuvrier.

Chacun recevra son dû. Peugeot est une maison sérieuse : elle règle toujours ses dettes. Ceux de Sochaux, Mulhouse, Bart et Dijon se verront accorder des primes substantielles en fin de mois. Les hommes de Paul Tombini recevront chacun leurs 5 billets de 100 F. Pour sa prestation de service, la Siter d’Albert Gaillard aura droit à 5 millions d’anciens francs en trois versements. Le général Feuvrier réglera lui-même ce petit problème d’intendance.

Le colonel Henri Cocogne, enfin, enverra une lettre au dirigeant de la C.f.t., Marcel Michaut, pour le remercier de son aide. C’est un homme bien élevé. Les tribunaux ne connaîtront jamais rien de cette affaire. Cinq ouvriers, membres du piquet de grève, porteront plainte pour coups et blessures. Le juge d’instruction Lalanne ouvrira une information, contre X, pour « coups et blessures volontaires ». Des policiers interrogeront les 37 hommes du commando dont ils possèdent l’identité ; ils le feront sans zèle, d’ailleurs. Et tous mentiront : les cadres de Peugeot comme les truands.

L’élection de Giscard à la présidence de la République leur évitera de se retrouver, fraternellement unis, dans un procès public. L’amnistie présidentielle tombera à point nommé. Elle sauvera Peugeot d’une condamnation inévitable.

Le 17 décembre 1974, le procureur de la République de Saint-Étienne rend une ordonnance définitive de non-lieu. « Attendu que les faits dénoncés auraient été commis le 12 avril 1973, qu’à les supposer établis, il s’agirait de délits commis à l’occasion d’un conflit du travail. Qu’ils se trouvent donc amnistiés, par application des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 juillet 1974 portant amnistie. »

Depuis, la vie continue. Le général Charles-Valère Feuvrier, le colonel Henri Cocogne, François Cusey, Jean-Claude Hourdeaux et beaucoup d’autres travaillent toujours chez Peugeot.

ANGELI Claude et BRIMO Nicolas, L’Unité

Tiré des « cahiers de mai »

Notes

[1Marcel Michaut quittera la C.f.t., le 18 décembre 1973. Il fournira alors à la C.g.t. de nombreux documents sur son ancien « syndicat ».

[2Ce chiffre de 70 est un minimum. Il est probable que les membres des commandos de Saint-Étienne étaient plus nombreux. Nous nous en sommes volontairement tenus à ces 70 dont nous possédons les identités précises et contrôlables.


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