L’autogestion vient de très loin
La Mine aux mineurs de Monthieu ne fut pas la première dans la Loire. Deux autres avaient été fondées avant elle : la mine aux mineurs du Ban, près de Rive-de-Gier [1], et surtout la Mine aux mineurs du Gier [2]. La mine de fer de Rancié, en Ariège, dont la propriété collective était attestée depuis le XIIIe siècle, était sans doute plus ancienne encore et dura jusqu’au XXe.
Elle prend place parmi les très nombreuses formes d’autogestion ouvrières ou populaires qui existaient au XIXe siècle : coopératives plus ou moins formelles d’ouvriers à domicile, tailleurs ou cordonniers, sociétés de secours mutuels fondées par des ouvriers, coopératives ouvrières de production, coopératives ouvrières de consommation, très nombreuses à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Elle bénéficia, lors de sa création en 1891, de nombreux soutiens. La compagnie Stern, qui exploitait jusque là la concession de Monthieu, venait de faire faillite. Elle laissait sur le carreau 500 ouvriers. La Chambre syndicale des mineurs de la Loire demanda à reprendre la concession. Elle ouvrit une souscription et réunit alors de très nombreux dons [3].
Deux grandes raisons expliquent cette popularité et ces soutiens : d’une part, les coopératives intéressaient de très nombreux courants politiques ou philosophiques ; d’autre part, Saint-Étienne et l’opinion française toute entière étaient secouées par la série des grandes catastrophes minières stéphanoises et les grèves des mineurs.
Une terrible série de grandes explosions minières frappait alors Saint-Étienne. La première explosion du puits Jabin, en novembre 1871, avait tué 72 mineurs, c’est-à-dire sensiblement plus que les plus grands accidents connus jusque là dans le bassin. La deuxième dans le même puits, en février 1876, en avait tué 186. Et ça continuait [4] ! Ces grandes catastrophes avaient très fortement ému l’opinion publique, et les dons étaient arrivés de la France entière pour secourir les blessés et les familles des morts [5].
Les grèves et émeutes de mineurs, elles aussi, avaient ébranlé l’opinion publique dans les années précédentes. En 1882, la bande noire de Blanzy avait contesté un directeur et propriétaire très autoritaire. En 1884 avait eu lieu la grande grève des mineurs d’Anzin, suivie en 1886 par celle de Decazeville, qui dura plus de trois mois, et où fut tué l’ingénieur Watrin, le sous-directeur de la mine. Les mineurs de la Loire, eux aussi, s’agitaient : une grande grève infructueuse et marquée par des affrontements avait eu lieu en octobre 1888 ; plusieurs autres avaient eu lieu en 1890, à Saint-Étienne, Rive-de-Gier et Villars, puis à Firminy et Roche-la-Molière.
Après la Commune [6] et la reconstitution du mouvement ouvrier, la Fédération des mineurs de France dirigée par Michel Rondet, et plusieurs courants politiques socialistes ou radicaux contestèrent le système des concessions minières. Tout comme la terre devait revenir au paysan, les mines devaient être possédées par les mineurs. De 1884 à 1891, plusieurs propositions de loi demandèrent que les mines soient exploitées par l’État ou bien par des associations de mineurs.
Après la faillite de la compagnie Stern, la Chambre syndicale des mineurs de Saint-Étienne se porta volontaire pour reprendre la concession. Après négociation, elle racheta pour un prix assez faible les bâtiments, matériels et droits d’exploitation.
Dès 1892, des désaccords opposèrent les administrateurs de la Mine aux mineurs à la Chambre syndicale des mineurs de la Loire, dont ils étaient pourtant issus. Moins de quatre mois après l’inauguration, une partie des mineurs fit grève contre les administrateurs. Ceux-ci démissionnèrent en juin et une autre équipe fut élue.
À ses débuts, la Mine aux mineurs n’avait pu employer qu’environ 90 sociétaires, qui possédaient chacun une action. Son activité augmentant, elle embaucha des ouvriers auxiliaires, donc sans actions et sans plus de droits que dans une autre compagnie. Assez vite, et très logiquement, ces auxiliaires demandèrent à devenir eux aussi sociétaires.
Au plus fort de son activité, la Mine aux mineurs employa environ 120 mineurs
Une assemblée générale leur refusa ce droit en mai 1894. Ils envahirent l’assemblée suivante. La direction les renvoya le lendemain, puis réembaucha début septembre ceux qui acceptaient d’être « simplement occupés suivant les règles admises entre patrons et ouvriers ». Dix auxiliaires refusèrent et intentèrent un procès, qu’ils gagnèrent en janvier 1895. Ces 31 auxiliaires devinrent donc eux aussi sociétaires.
Cependant, la Mine aux mineurs embaucha à nouveau d’autres auxiliaires. Ceux-ci, soutenus par la Chambre syndicale, intentèrent à leur tour un procès en février 1901, procès qu’ils perdirent en juin. Quinze nouveaux sociétaires furent cependant admis en 1902.
Au plus fort de son activité, la Mine aux mineurs employa environ 120 mineurs. Elle laissait donc sans emploi beaucoup des mineurs de la compagnie Stern. Elle connut des difficultés financières dès 1894 [7]. En juin 1895, elle se trouvait au bord de la faillite, mais elle se redressa à partir du mois de septembre, en partie aidée par une hausse des prix du charbon. En 1899, elle avait entièrement résorbé ses pertes, tout en menant d’importants travaux de recherche, en particulier le fonçage d’un nouveau puits.
Ses comptes se dégradèrent à nouveau à partir de 1903. Elle fut mise sous séquestre en 1908, et déposa son bilan en mars 1909.
Quel bilan ?
Comme on l’a vu, l’emploi ne fut qu’assez partiellement sauvegardé : alors que la compagnie Stern employait 500 mineurs, la Mine aux mineurs n’en employa que 120 environ dans ses meilleurs jours. Mais, là où la compagnie privée avait fait faillite, la coopérative maintint une centaine d’emplois pendant plus de dix ans, malgré un capital de départ très faible.
Le bilan démocratique est plus positif mais doit lui aussi être nuancé, notamment par le refus répété d’accepter les auxiliaires comme sociétaires. Avec cette limite, la vie démocratique de la Mine aux mineurs était très réelle et assez active. Les administrateurs de la mine étaient des mineurs élus par les assemblées générales, devant lesquelles ils rendaient des comptes. La Mine aux mineurs tenait une à deux assemblées générales par an, dans lesquelles tous les sociétaires pouvaient intervenir à leur gré, et qui donnèrent souvent lieu à des discussions animées. Les ingénieurs de la mine n’étaient que des salariés de la Mine aux mineurs : s’ils avaient des pouvoirs importants en matière de direction du travail au quotidien, ils n’avaient ni pouvoir de sanction, ni pouvoir sur les embauches. De ce point de vue, les sociétaires étaient beaucoup plus libres que les mineurs des compagnies voisines et disposaient d’un vrai pouvoir sur les orientations de la coopérative.
Gros avantage, la Mine aux mineurs fut l’une des toutes premières entreprises françaises à appliquer les huit heures de travail, comme elles étaient conçues à l’époque dans les mines, et bien avant que la loi les rende obligatoires. Du point de vue des salaires, elle paya ses ouvriers, sociétaires ou auxiliaires, un peu plus que les autres mines du bassin. Le vrai point noir est celui des retraites : comme beaucoup de compagnies minières, la Mine aux mineurs n’avait pas constitué de caisse séparée, malgré l’obligation que la loi de 1894 lui en fit. Quand elle fit faillite, elle ne put donc pas servir de retraites à ses anciens salariés.
En fait, la Mine aux mineurs de Monthieu n’a été ni l’aberration contre-productive décrite par les commentateurs proches des compagnies minières ni le morceau d’utopie que voudraient y voir des descriptions trop idéalisées.
Elle fut, du début à la fin, réellement aidée par l’État, qui ne perçut pas la redevance minière qu’il demandait aux autres compagnies. Par contre, elle commença avec des fonds propres très insuffisants, dans une branche qui demandait de gros investissements. Malgré ce gros handicap, et des rendements inférieurs aux moyennes du bassin, elle dura jusqu’en 1908 : de fait, la gestion ouvrière s’était montrée aussi efficace que celle des compagnies capitalistes.
En fait, la Mine aux mineurs de Monthieu n’a été ni l’aberration contre-productive décrite par les commentateurs proches des compagnies minières, qui croyaient souvent à un modèle de l’ingénieur omniscient et tout-puissant, ni le morceau d’utopie que voudraient y voir des descriptions trop idéalisées. Dans l’ensemble, elle a eu de vrais mérites car elle a à la fois sauvegardé une partie des emplois et également été géré de manière à être plus avantageuse et plus avisée que celles d’autres compagnies minières.
Avec ses avancées et ses limites, elle a constitué, tout simplement, une expérience : une des rares expériences autogestionnaires françaises dans un domaine qui s’y prête particulièrement mal, celui des industries lourdes. Une parmi d’autres qui fait réfléchir, par exemple, à l’intégration des nouveaux embauchés parmi les sociétaires. Une expérience irremplaçable, comme toutes les expériences autogestionnaires, pour qui souhaite une société plus juste, plus humaine et plus égalitaire, et ce dans tous les domaines de la vie [8]. Elle a eu des limites. Pas plus que les autres, elle ne constitue un modèle qu’il suffirait de reproduire ou d’étendre pour aboutir à une société idéale. Mais avec les autres expériences alternatives, elle participe à la transformation immédiate des pratiques sociales et à une confrontation immédiate aux difficultés de la pratique sans quoi tous les rêves d’une société meilleure ne peuvent que rester lettre morte.
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