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Publié le 31 mai 2020 | Maj le 12 janvier 2021

Angela Davis et Assa Traoré : regards croisés


Ballast a orga­ni­sé cette ren­contre à l’oc­ca­sion de leur sep­tième numé­ro papier, paru début 2019. Nous le proposons sur Numéro Zéro dans le contexte actuel ou les violences policières se multiplient et où une nouvelle expertise médicale vient tout juste d’écarter la responsabilité des forces de l’ordre pour la mort de Adama Traoré. Ballast vient de publier la ver­sion écrite de l’é­change entre les deux femmes : Angela Davis, âgée de 76 ans, est l’une des voix éta­su­niennes de l’an­ti­ra­cisme, du fémi­nisme et de l’an­ti­ca­pi­ta­lisme et Assa Traoré, 35 ans, milite col­lec­ti­ve­ment pour que jus­tice soit faite depuis la mort de son frère, Adama, tué par des gen­darmes en 2016.

Angela, durant la Marche des femmes, orga­ni­sée en jan­vier 2017 en réac­tion à l’investiture de Trump, vous avez appe­lé à « la résis­tance ». Assa en appelle, quant à elle, à « une révo­lu­tion ». Vous avez connu l’espoir révo­lu­tion­naire des années 1970 : que serait une révo­lu­tion du XXIe siècle ?

Angela Davis : Je ferais une dis­tinc­tion entre la défi­ni­tion que nous avions de la « révo­lu­tion » dans les années 1960 et celle à laquelle nous sommes par­ve­nus au XXIe siècle. Lorsque j’é­tais une jeune acti­viste, nous étions lit­té­ra­le­ment entou­rés de moments révo­lu­tion­naires : il y avait la révo­lu­tion cubaine et tous les mou­ve­ments de libé­ra­tion afri­cains. Nous pen­sions vrai­ment que nous pre­nions part à une révo­lu­tion anti­ra­ciste qui allait ren­ver­ser le capi­ta­lisme. À ce stade, nous n’a­vions pas encore bien sai­si le fac­teur « genre ». Cette révo­lu­tion n’a pas eu lieu, mais notre acti­visme a débou­ché sur de nom­breuses évo­lu­tions. Aujourd’hui, je par­le­rais du besoin de révo­lu­tions au plu­riel, en recon­nais­sant qu’une révo­lu­tion n’est pas à cir­cons­crire dans un moment unique. Il ne s’a­git pas sim­ple­ment de ren­ver­ser l’État ni d’en finir avec le capi­ta­lisme — bien que je sou­haite que nous par­ve­nions à faire les deux ! Nous avons com­pris qu’il était aus­si ques­tion de ren­ver­ser un capi­ta­lisme qui est un capi­ta­lisme racial, et qu’il ne peut y avoir de révo­lu­tion tant que nous ne régle­rons pas la ques­tion du fan­tôme de l’es­cla­vage et du colo­nia­lisme. Le genre est éga­le­ment appa­ru comme un élé­ment cen­tral dans le cadre d’un chan­ge­ment social radi­cal. Il n’y aura aucun chan­ge­ment tant que nous ne recon­naî­trons pas que la vio­lence la plus répan­due dans le monde est la vio­lence gen­rée. Je pense que les objec­tifs d’une révo­lu­tion sont beau­coup plus com­plexes qu’ils ne l’é­taient dans nos concep­tions d’a­lors. Cela inclut évi­dem­ment l’ap­pa­reil répres­sif d’État — et je suis hono­rée de par­ti­ci­per à cet échange aux côtés d’Assa Traoré. La lutte dans laquelle elle est enga­gée dénonce de façon claire la vio­lence poli­cière et le racisme struc­tu­rel comme élé­ments à part entière de la socié­té fran­çaise, comme la vio­lence poli­cière et sa généa­lo­gie avec l’es­cla­va­gisme aux États-Unis d’Amérique.

Assa Traoré : Quand nous par­lons de « révo­lu­tion » dans le com­bat pour mon frère, nous fai­sons tou­jours réfé­rence à l’esclavagisme et au colo­nia­lisme. C’est impor­tant aujourd’hui que les gens prennent conscience que la France, ain­si que d’autres pays, ont tué tout un peuple : ce qu’on nous fait subir actuel­le­ment, on peut le com­prendre en réfé­rence à ça. On parle de mai 1967, dont la France ne parle pas : en Guadeloupe, la popu­la­tion noire a été massacrée [1]. C’est une conti­nui­té. Des per­sonnes se sont bat­tues avant nous, sont mortes avant nous, sont par­ties en pri­son avant nous ; on ne peut lais­ser ce com­bat vain. Ce qu’on a aujourd’hui, on ne l’a pas eu gra­tui­te­ment — on doit être dans cette conti­nui­té. La révo­lu­tion, ça signi­fie ren­ver­ser le sys­tème. Quand on a tué mon frère le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ils n’ont pas eu une liste de noms dans leur gen­dar­me­rie disant « On va aller tuer Adama Traoré », « Demain, on va aller vio­ler Théo [2] », « On va aller tuer Gaye Camara [3] d’une balle dans la tête ». C’est le sys­tème. Toute la vio­lence que ces gen­darmes et ces poli­ciers exercent dans nos quar­tiers, c’est sous cou­vert de ce sys­tème répres­sif, violent et raciste envers nos jeunes frères. On les déshu­ma­nise, on leur crache des­sus, on les tutoie, on les tue. Mes grands-pères se sont bat­tus pour cette France, ils ont fait la guerre de 1939–1945 pour qu’elle récu­père sa liber­té : la République a enle­vé un de leurs petits-fils. Nous, on se lève pour dire qu’on ne veut plus de ça. Une jeu­nesse arrive der­rière, des enfants vont gran­dir. La France va très mal ; nous sommes tous face à ce sys­tème très puis­sant et nous ne pour­rons avan­cer, tous, qu’après l’avoir ren­ver­sé. Prendre exemple sur des per­sonnes comme Angela ne peut que nous don­ner que de la force. (elles sou­rient)

En 1999, vous avez par­lé, Angela, de l’importance d’œuvrer à une « uni­té » de type poli­tique qui ne se fonde pas sur les seuls cri­tères de race ou de genre. Assa, vous convo­quez très régu­liè­re­ment la notion d’« alliance », en lieu et place de la fameuse « conver­gence des luttes ». Comment dépas­ser les contra­dic­tions qui existent entre toutes les luttes à fédé­rer ?

Assa Traoré : Depuis le début, on ne veut pas être récu­pé­rés. C’est très impor­tant : gar­der notre ligne, celle qu’on a tra­cée. J’entends le mot « conver­gence » depuis la mort de mon frère ; il revient très fré­quem­ment, mais j’ai sur­tout l’impression que c’est un mot pour se dédom­ma­ger d’une conduite ou d’un com­por­te­ment qu’on a pu avoir envers nous. Sur le ter­rain, ce n’est pas vrai : beau­coup de per­sonnes emploient ce mot mais n’y sont pas. On ne les voit pas ; elles sont dans la théo­rie, ou viennent écou­ter une inter­ven­tion publique du Comité Adama, et estiment ensuite avoir « conver­gé ». Ce n’est pas ça. Ces per­sonnes doivent être à nos côtés pour com­battre. Ce mot, je n’en veux pas. Mais je parle d’« alliance ». Chaque lutte a sa façon de pen­ser et sa ligne poli­tique qu’il faut res­pec­ter, qu’on soit d’accord ou non, mais nous avons tous le même sys­tème et le même État face à nous. Faisons des alliances, donc, pour les faire plier. On ne veut pas de mots : on a besoin de lut­ter sur le ter­rain.

Angela Davis : Il est utile d’a­voir une approche fémi­niste pour com­prendre les rap­ports inter­re­la­tion­nels au sein des mou­ve­ments qui luttent pour la jus­tice sociale et un chan­ge­ment radi­cal. Il n’est pas pos­sible de reven­di­quer la jus­tice dans une sphère, sans la récla­mer par­tout. La lutte pour la jus­tice pour Adama en France est une lutte contre l’ap­pa­reil répres­sif d’État et contre le racisme. C’est un appel pour l’égalité et la jus­tice dans tous les domaines. Cela doit être la base d’une conscience des rap­ports inter­re­la­tion­nels dans les luttes — j’en­tends par là ce qu’on appelle com­mu­né­ment l’in­ter­sec­tion­na­li­té des luttes. Il n’est pas pos­sible de pen­ser le racisme iso­lé­ment des luttes ayant trait à la vio­lence gen­rée. La vio­lence poli­cière est éga­le­ment liée à la vio­lence intime. Si on veut com­prendre pour­quoi les femmes sont la cible de la pire vio­lence, et la plus répan­due à tra­vers le monde, on doit pen­ser l’u­sage de la vio­lence fait par l’État et le mes­sage que cela envoie aux indi­vi­dus. Si une per­sonne ne peut, à l’évidence, pas résoudre tous ces pro­blèmes simul­ta­né­ment, elle peut cepen­dant avoir conscience de leur coexis­tence.

J’ai été active pen­dant des décen­nies dans la cam­pagne pour la libé­ra­tion de Mumia Abu-Jamal [4], mais on peut éga­le­ment citer Leonard Peltier [5], le pri­son­nier poli­tique déte­nu le plus long­temps dans l’his­toire des États-Unis, ou encore Assata Shakur [6], en exil à Cuba et dési­gnée par le gou­ver­ne­ment des États-Unis comme l’une des dix ter­ro­ristes les plus dan­ge­reux au monde. Quand quel­qu’un réclame jus­tice pour les pri­son­niers poli­tiques et se trouve enga­gé dans ces luttes, il prend conscience du lien qui existe avec celles pour l’accès aux soins de san­té, à l’é­du­ca­tion, bref, avec toutes celles qui visent à chan­ger la socié­té. La prise de conscience de la vio­lence de l’oc­cu­pa­tion israé­lienne en Palestine est un autre indi­ca­teur de la conscience de l’in­di­vi­si­bi­li­té de la jus­tice. Ainsi, un grand nombre des jeunes enga­gés dans Black Lives Matter et dans les mou­ve­ments en faveur des Noirs aux États-Unis sont très enga­gés en faveur de la Palestine. Ils com­prennent com­bien cette lutte est deve­nue un repère pour tous les mou­ve­ments deman­dant jus­tice : qu’il s’a­gisse de ceux contre l’ap­pa­reil répres­sif d’État, contre la vio­lence liée au genre, contre l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique, pour les droits des per­sonnes trans… Le plus enthou­sias­mant dans les nou­veaux mou­ve­ments éta­su­niens aujourd’­hui, c’est ce haut degré de conscience de la jeu­nesse. Voilà qui nous rap­proche plus encore d’un enga­ge­ment révo­lu­tion­naire dans des actions en faveur de la jus­tice sociale.

P.-S.

Lire la suite sur le site de Ballast ici

Notes

[1Le 26 mai 1967, à Pointe-à-Pitre, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève pour une augmentation de salaire : le refus patronal entraîne une émeute. La répression fera officiellement huit morts. Le secrétaire d’État chargé des DOM-TOM, Georges Lemoine, évoquera 87 morts et Christiana Taubira fera état de 100 morts.

[2En février 2017, Théo Luhaka, 22 ans, est contrôlé par des agents de police à Aulnay-sous-Bois : une plaie longitudinale de 10 centimètres du canal anal et une section du muscle sphinctérien, causés par l’insertion d’un bâton télescopique, vaudront à l’un des policiers d’être mis en examen pour « viol ». Une expertise médicale avancera cependant que le geste « n’est pas contraire aux règles de l’art ».

[3Le 17 janvier 2018, à Epinay-sur-Seine, un jeune homme de 26 ans est abattu : la police l’accuse d’avoir tenté de lui échapper au volant d’une voiture signalée volée...

[4Membre du Black Panther Party, il est condamné en 1982 à la peine de mort pour le meurtre d’un policier de Philadelphie ; en 2008, une cour d’appel fédérale annule sa condamnation à mort pour vice de procédure mais confirme l’accusation. Mumia Abu-Jamal a quant à lui toujours plaidé son innocence. Amnesty International appelle à la tenue d’un nouveau procès.

[5Membre de l’American Indian Movement, il est incarcéré depuis 1976 et condamné à deux peines à perpétuité pour la mort de deux agents du FBI. Faits qu’il continue de contester.

[6Membre du Black Panther Party et de la Black Libération Army, elle est condamnée à perpétuité pour le meurtre d’un policier lors d’une fusillade ; après s’être évadée en 1979, elle a obtenu l’asile politique à Cuba. Elle a toujours clamé son innocence.


Proposé par grdbarloul
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