Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
MÉMOIRE ANARCHISME / MOUVEMENT OUVRIER / RÉPRESSION - PRISON
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 10 janvier 2024

Le procès des anarchistes de janvier 1883 : suivi des principaux évènements et focus sur Saint-Étienne et sa région (1)


Entre le 8 et 15 janvier 1883, soixante-six hommes sont jugés à Lyon pour « avoir, depuis moins de trois ans, à Lyon ou sur toute autre partie du territoire français, été affiliés ou fait acte d’affiliation à une association internationale et ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique » ou avoir « propagé ses doctrines, ses statuts ou ses circulaires ». Ils encourent jusqu’à cinq ans de réclusion pour des délits dits « de tendance », c’est-à-dire parce qu’ils s’organisent et diffusent des idées anarchistes. Ils revendiqueront qu’ils sont révolutionnaires, ennemis de l’état et de la justice, que le peuple l’est de plus en plus, que les exploiteurs ont raison de trembler. Ce sont les patrons, les flics et les généraux qui sont organisés en « association internationale » pour asservir les peuples.

Parmi ces zélateurs de l’anarchie figurent Kropotkine, Gautier, Bordat, Bernard, anarchistes très reconnus alors. De nombreux inculpés résidaient en région lyonnaise mais figuraient parmi eux également des militants très actifs de Paris, Saint-Étienne ou Vienne. Est proposé ici un suivi amateur, avec un biais d’analyse stéphanois, des activités anti-autoritaires en 1882, de l’enquête policière et du procès.

1. Grèves, révoltes ouvrières, effervescences libertaires et répression autour de Lyon et Saint-Étienne en 1882

Introduction

À la fin des années 1860, de nombreuses grèves ouvrières éclatent en France. Elles culminent avec la Commune de Paris et ses foyers en province, à Lyon, Saint-Étienne, etc. Cette révolte reste vivace dans les années qui suivent et pose des bases anti-autoritaires au mouvement ouvrier. Mais la répression des communards se poursuit par les lois de 1872 sur la liberté de réunion : les association sont interdites, en particulier pour les ouvriers [1].
Les années 1870 sont propices à une diffusion rapide des idées anarchistes. L’Internationale anti-autoritaire est fondée en 1872. Des groupes aux idées anarchistes se développent très vite en France. La liste des centaines de collectifs qui expriment leur soutien aux inculpés du procès de janvier 1883 est impressionnante : Groupe des forgerons révolutionnaires, Groupe de l’Aiguille (tailleurs communistes), Union des femmes socialistes de Roanne, Ligue athéiste ouvrière brestoise, La libre école révolutionnaire de Vaise, les Ouvriers mineurs de Roche-Molière et des centaines d’autres [2]. À Saint-Étienne autour de 1880 sont notamment actifs les groupes Les Outlaws, En Avant, La Revanche, Branle-Bas et La Jeunesse anarchiste. Ils se regroupent rapidement et créent l’Alliance anarchiste stéphanoise. Des groupes existent aussi à La Ricamarie, Saint-Chamond, Roche-la-Molière, etc.

En 1880, la Fédération révolutionnaire de l’Est regroupe les organisations anarchistes de Lyon, Vienne, Villefranche, Saint-Étienne et Roanne, régions très actives dans l’éclosion d’une internationale anti-autoritaire. Lyon est l’épicentre de ce mouvement. La région est considérée par les militants comme la zone où peuvent éclater plusieurs grèves en même temps, convergence propice à l’éclatement de la Révolution qui abolira les chefs, les patrons, les curés et les faux socialistes. Les groupes de la région sont représentés au congrès de Londres en 1881 [3] et à la réunion anarchiste internationale de Genève (août 1882) où Étienne Faure et Jean-Baptiste Ricard représentaient les groupes stéphanois.

À Lyon est édité à partir de février 1882 le journal Le Droit Social. Ses pages proposent des textes de réflexion sur les fonctionnements égalitaires ou contre le « faux socialisme », des suivis des grèves et des procès, des communiqués des différentes fédérations (avec nouvelles régulières de Saint-Étienne, Cette ou Annonay) ainsi que des dénonciations de patrons et des échanges anonymes entre militants. Ces 4 pages sortent chaque semaine et sont diffusées à des milliers d’exemplaires [4]. Elles seront parmi les pièces à charge importantes du dossier d’instruction [5].

La police, l’administration s’acharnent contre le journal, saisissent ses exemplaires, poursuivent et emprisonnent ses rédacteurs et ses gérants. Rien ne décourage ni n’arrête les compagnons et, entre l’autorité et le journal, c’est une lutte prodigieuse, épique, qui va se prolonger durant deux années de persécutions et de répressions inouïes. Quand Le Droit Social est, après vingt-quatre numéros, obligé de disparaître sous les procès, c’est l’Étendard révolutionnaire qui prend sa place et qui vit du 30 juillet au 15 octobre 1882. [6]

1882

L’année 1882 est marquée par une grande effervescence révolutionnaire. Suivie d’une très forte répression. En mars grèves à Roanne et le jeune militant Fournier tire sur Brechard, le patron de la coalition de onze industriels de Roanne qui veut baisser les salaires [7]. À la Ricamarie, on commémore la répression du Brulé où, en juin 1869, la police tue 14 manifestant.es [8]. Et à Montceau-les-Mines ont lieu en août des soulèvements ouvriers anticléricaux avec des croix écroulées et des chapelles incendiées. « La bande noire » fait la une des journaux : l’infanterie, la cavalerie et la gendarmerie envahissent la région et arrêtent des centaines de personnes. [9]

Un premier procès de la bande noire a lieu le 18 octobre 1882. « Les accusés sont au nombre de vingt-trois. Ce sont des manœuvres, des ouvriers mineurs, forgerons, charpentiers. Les scènes de révolte dont ils ont été les auteurs portent les qualifications juridiques de complot ayant pour but le pillage et la dévastation pillages en bandes violations de domiciles destructions de propriétés ; menaces de mort. » [10]

L’acte d’accusation conclut :

Ce mouvement se rattache d’une façon manifeste à un ensemble de tentatives révolutionnaires méditées et qui, selon toute vraisemblance, devait se produire à la fois sur divers points. Il se lie étroitement à ces assemblées mystérieuses, plusieurs fois surprises ou entrevues, de prétendues chambres syndicales, foyers de propagande collectiviste ou anarchiste. Le soulèvement de Montceau, probablement prématuré au gré des meneurs, a été le résultat d’un concert depuis longtemps préparé et dont le but n’était autre que l’application des doctrines collectivistes ou socialistes révolutionnaires, la propagande par le fait, la destruction de la propriété bourgeoise et de la bourgeoisie elle-même.

Quelques jours plus tard,

À Lyon, dans la nuit du 22 octobre 1882, deux détonations, suivies d’une formidable explosion, éclatent dans le restaurant du théâtre Bellecour dit « L’Assommoir ». L’anarchiste Antoine Cyvoct est soupçonné, à tort, d’en être l’auteur. (…) L’accusation se base essentiellement sur la loi Dufaure du 14 mars 1872, réprimant la reconstitution d’une organisation internationale « antiautoritaire », l’Association internationale des travailleurs censée avoir été reconstituée au congrès de Londres en juillet 1881. Elle s’appuie sur des articles publiés dans le journal libertaire Le Droit Social et sur les rapports de police du commissaire spécial Perraudin.
Comme souvent dans les procès de cette nature, un agent provocateur, l’indicateur de police Georges Garraud dit Aristide Valadier, est mêlé aux événements qui précèdent l’affaire. [11]

Prélude et anticipation parfaite du procès de janvier.

Notes

[1La loi Dufaure contre l’Association internationale des travailleurs, qui rend condamnable pénalement les organisations visant à la grève, à l’abolition de la propriété privée, de la famille ou de la religion

[2Cf. les signataires pages 187-191 du livre Le Procès des anarchistes, récit militant qui retrace tout le procès en 1883

[3Congrès international de Londres. C’est là, dit M. Regnault, procureur de la République, que fut décidée la création d’une association internationale des travailleurs reconstituée révolutionnairement.

[4On peut les lire sur les superbes archives de archivesautonomies.org.

[5Quelques mois plus tard, au procès, le procureur estimera : « L’abonnement au journal le Droit social est considéré par l’organe du ministère public comme un fait délictueux, et il ajoute que tous ceux qui ont assisté régulièrement aux réunions publiques ou privées, organisées par le parti anarchiste, devraient être considérés comme ayant fait acte d’affiliation. » (Le procès des anarchistes, page 92).

[6Le Mouvement Anarchiste de 1870 à nos jours par Anne-Léo Zévaès, sur anarchiv.wordpress.com.

[7Un communiqué de soutien est diffusé dans la presse libertaire pour couvrir les frais de justice et acheter un revolver à l’ouvrier qui déciderait d’imiter Fournier. Ce texte sera une pièce à charge du procès.

[9Sur la bande noire, voir le livre de Yves Meunier, La bande noire, propagnade par le fait dans le bassin minier (1878-1885), éditions de l’Échappée, 2017 ainsi que https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=215&lang=fr

[10Le Mouvement Anarchiste de 1870 à nos jours par Anne-Léo Zévaès. https://anarchiv.wordpress.com/2017/12/27/le-mouvement-anarchiste-de-1870-a-nos-jours-2-par-anne-leo-zevaes/

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Le procès des anarchistes de janvier 1883 : suivi des principaux évènements et focus sur Saint-Étienne et sa région (2)

En janvier 1883, soixante-six anarchistes sont jugés à Lyon dans un grand procès médiatique qui vise à diviser le mouvement ouvrier alors très dynamique. Parmi les inculpés, quatre Stéphanois sont jugés pour avoir diffusé des idées visant à « provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique. » Deuxième partie d’un texte en trois épisodes : Enquête et arrestations, automne 1882.

Publié le 19/01/2024

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