Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
ANALYSES ET RÉFLEXIONS TRAVAIL - PRÉCARITÉ
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 30 avril 2021 | Maj le 25 mai 2021

Intermittent-e-s sans travail, pour une intermittence de l’emploi


Les intermittent-e-s du spectacle ont été violemment touché-e-s par les mesures liées au Covid : spectacles et festivals supprimés, entraînant pour elleux des pertes importantes, voire totales, de revenus. Leur statut peine à les protéger, d’autant qu’il a été affaibli par les réformes passées. Pourtant, si ses règles étaient revues pour revenir à une protection des travailleureuses elleux-mêmes, le système d’intermittence pourrait de fait servir de modèle pour bien d’autres catégories d’emploi soumis à la précarité, aux ruptures d’activité. Et ainsi déboucher sur un droit universel au salaire ou sur d’autres dispositifs permettant de s’affranchir des logiques de la seule rentabilité capitaliste et des subsides étatiques. Couac a discuté de ces questions avec Fred et Bastien du Collectif des Intermittent-e-s et Précaires 42 (article paru dans le numéro 11, à l’hiver 2020).

Couac : Quelle est la situation actuelle des intermittent-e-s, dans ce contexte de crise sanitaire et d’annulation massive des événements culturels ?

CIP : Cela varie en fonction du secteur dans lequel tu travailles. Moi, par exemple, qui suis technicien, je n’ai travaillé qu’un jour depuis le 11 mars, la semaine prochaine je vais travailler un jour. Financièrement, malgré les indemnités qu’on reçoit, les pertes de salaire sèches peuvent aller de 100 à 800 euros par mois. Et il y aussi des implications pour d’autres droits sociaux. Un exemple : pour avoir un congé maternité, il faut justifier auprès de la CPAM de 150 heures de travail dans les trois mois qui précèdent la fin du dernier contrat. En pratique, au vu de la situation actuelle, c’est quasiment impossible. Techniquement, il est donc aujourd’hui presque exclu pour une intermittente qui tombe enceinte de bénéficier d’un congé maternité [1]. La situation est globalement très compliquée. On se serre les coudes, mais économiquement, physiquement, psychologiquement, on est tous atteints.

Qu’a apporté « l’année blanche » mise en place par le gouvernement ?

Pour le comprendre, il faut auparavant expliquer rapidement comment marche le régime d’intermittence [2]. Être intermittent me permet d’avoir une continuité de revenu par rapport à une discontinuité de travail. C’est-à-dire que quand je travaille, je suis payé par mon employeur, et quand je ne travaille pas l’assurance chômage me donne un forfait en fonction de ce que j’ai travaillé l’année précédente. Pour accéder au régime d’intermittence, il faut normalement cumuler 507 heures de travail sur 12 mois. Rappelons que ces 507 heures ne correspondent pas à des heures comptabilisées une par une mais à des « cachets » de 8 heures (12 pour les comédien-ne-s), que l’on travaille 1 heure ou 24.

Pour faire vite, « l’année blanche » fait que cette période de 12 mois est décalée dans le temps et que les droits sont prolongés. Concrètement, quelqu’un dont les droits devaient s’arrêter par exemple début octobre 2020 aurait dû justifier de ses heures pour continuer à être intermittent, sinon l’indemnité cesse d’être versée. Le gouvernement a décidé de prolonger la période de droits jusqu’au 31 août 2021. À ce moment-là reprendra le calcul classique – avec également un dispositif qui permet de remonter au-delà d’un an pour atteindre le nombre d’heures exigé, mais sous réserve que ces heures n’aient pas déjà servi à renouveler notre intermittence. Prenons mon cas. J’ai renouvelé mes droits juste avant le premier confinement, début mars. Je bénéficie donc du prolongement de mes droits jusqu’au 31 août. À cette date, Pôle emploi va comptabiliser les heures que j’ai faites sur l’année qui s’est écoulée et pourra même remonter à début mars 2020, mais pas au-delà. Or je n’ai fait qu’une journée jusqu’à présent. Si l’activité revient à la normale disons en mars, il me faudra faire en six mois ce qu’il faut faire d’habitude en un an – et c’est déjà en temps normal loin d’être évident ! Je n’y arriverai pas. Je refuse donc d’appeler ça une « année blanche ». Et par ailleurs, la circulaire d’application à destination de Pôle emploi n’est à ce jour [NDR : 12 novembre] toujours pas sortie…

Vous évoquiez la solidarité entre intermittent-e-s. En quoi consiste-t-elle ?

On a mis en place un espace de soutien psychologique pour les collègues. En physique avant le confinement, en visio depuis. Ça permet de voir les personnes, de suivre comment elles vont. Les techniciens sont particulièrement fragiles : du fait de leur rythme de travail habituel, ils se retrouvent facilement isolés. On ne fait pas un travail de psy mais on a mis des gens en contact avec des professionnels. Un des membres de la CIP 42 organise aussi des entraînements de remise en forme, de self defense. On le faisait au Parc de l’Europe, maintenant en visio.

Pouvez-vous présenter ce qu’est le CIP 42 ?

Les CIP sont des « collectifs » – ou « coordinations » dans d’autres régions –, pas des syndicats. Dans la Loire, nous ne sommes même pas vraiment officiels au sens où nous n’avons pas déposé de statut, nous ne sommes pas montés en structure associative et n’avons pas de compte en banque. On est une structure horizontale, autogérée, mouvante, qui se fait et se défait au fur et à mesure des actualités et des disponibilités de chacun-e de ses membres. Sur Saint-Étienne, on est une petite dizaine, avec un noyau dur de six personnes. Les structures CIP sont entièrement autonomes, mais elles sont reliées entre elles via des forums de discussion et des mails.

Rapide panorama des antennes à travers la France
 
La plus importante est dans le Limousin – avec par exemple les Mattermittentes –, il y en a en Bourgogne, dans le Sud de la France, en Normandie avec celle de Caen qui est très importante, en Bretagne, etc. En Haute-Loire, un groupe s’est monté à l’automne.
 
La CIP 42 regroupe essentiellement des techniciens. De manière générale, dans la Loire on dénombre 800 intermittent-e-s du spectacle, dont environ 500 technicien-ne-s. Les autres sont comédien-ne-s, chanteurs-euses, travaillent dans l’audiovisuel, etc.

Outre les activités spécifiques de soutien en cette période, que faites-vous traditionnellement ?

Vous l’avez compris, le système est extrêmement complexe. Beaucoup d’intermittent-e-s ne connaissent pas leurs droits. On passe donc beaucoup de temps à les leur expliquer. Via les réseaux sociaux et depuis peu par une permanence qu’on a mise en place – et qu’on reprendra quand le confinement cessera – à la Cale (16 rue Royet) les 1er et 3e mardi du mois, de 18h à 20h. Cela suppose de s’informer, de suivre les textes qui sortent. Les nouveaux décrets doivent être lus, analysés, pour voir leurs limites, leurs domaines d’application, etc. Il ne faut pas attendre que le décret soit finalisé et mis en place. Un groupe de travail des CIP au niveau national s’occupe de cela, avec trois personnes en France : Samuel Churin (CIP Île de france), Élise Hôte (du collectif des Matermittentes) et Bastien à Saint-Étienne (CIP 42). Dès qu’un décret sort, ce groupe échange, envoie des alertes, met en garde sur les directions que prend le texte.

Ensuite, ce qu’on fait principalement, c’est du lobbying. Politiquement parlant, en termes d’organisation, le CIP 42 est plutôt d’extrême gauche, mais quand on parle au titre du CIP, notre but est de faire passer un message. Or si on faisait le choix de s’afficher politiquement, on ne pourrait pas faire avancer les choses. On est donc pragmatiques et on ne refuse pas de discuter avec les politiques, tant que ce n’est pas le Front national. On a même beaucoup de contacts avec les politiques locaux, pour leur faire remonter, bien souvent à leur demande, les problématiques sur la région. Ou sur le plan national puisqu’il y a des représentants locaux qui font partie de la commission culture à l’Assemblée nationale – un député de Saint-Étienne est même président de cette commission. Mais notre objectif c’est aussi de leur mettre des bâtons dans les roues, de les confronter aux décisions qu’ils prennent si elles ne sont pas logiques.

Et par ailleurs, autant j’ai toujours eu du mal à dire que je suis artiste, autant pas du tout que je suis militant. On s’est engagés aux côtés des cheminots pendant la grève contre les retraites. Et aujourd’hui on essaie de mettre en avant l’idée d’« intermittence de l’emploi ». C’est notamment ce qu’on a promu en organisant des rencontres nationales des CIP fin août à Saint-Étienne [3].

À quoi renvoie cette idée d’« intermittence de l’emploi » ?

En tant que technicien du spectacle par exemple, je ne peux pas travailler tous les jours, il n’y a pas de spectacles tous les jours. De la même manière, un comédien ne peut pas être tous les soirs sur scène, il y a tout un travail de préparation. Le statut d’intermittence du spectacle prend ça en considération. On a 130 000 intermittents du spectacle en France, il y a 240 000 personnes qui ont fait au moins une intermittence dans l’année. Mais aujourd’hui, les estimations du Collectif des précaires de l’hôtellerie, de la restauration et de l’événementiel concernant les intermittent-e-s de l’emploi dans l’événementiel – en comptant le tourisme – montent à 3,2 millions intermittent-e-s de l’emploi. Et on pourrait aussi prendre en compte les personnes qui bossent dans l’agriculture, qui ont des emplois saisonniers… Ils travaillent exactement comme les intermittent-e-s du spectacle : ce sont des gens qui n’ont pas de patron ou qui plus exactement ont plusieurs employeurs qui les appellent et leur disent « tu viendras bosser mardi à tel endroit, mercredi à tel endroit, ce week-end tu viendras faire des extras à tel autre »… c’est-à-dire exactement comme nous. Moi je dois avoir une vingtaine d’employeurs différents sur l’année.

Et la situation actuelle a favorisé un rapprochement entre ces différent-e-s « intermittent-e-s » ?

Du fait de toutes les annulations qu’il y a eues à cause de cette crise, ces gens-là se sont retrouvés sans possibilité de travailler, d’avoir de la thune tous les mois. Mais eux n’ont aucun statut. Ils ne sont pas sous le régime d’intermittents du spectacle. Pourquoi nous on a une « année blanche » alors qu’eux n’ont ni droits ni aides ? Ils ne peuvent pas avoir de prolongation de leurs droits puisqu’ils n’en ont aucun. On aimerait donc qu’il y ait la mise en place d’une assurance pour ces gens-là. Qui sont passés de la galère – en bossant, en trouvant des contrats, etc. – à la case RSA, RMI. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’il y avait vraiment un problème. « Année blanche » pour les intermittents du spectacle, absolument rien pour d’autres gens qui sont dans les mêmes problématiques. Sans doute que c’est classe de se montrer solidaire des artistes… Il y a encore quelques années encore, des choses auraient pu être mises en place. Il existait une annexe particulière qui protégeait les intérimaires mais lors des dernières négociations sur la réforme du chômage en 2016, elle a été supprimée sous la pression du MEDEF pour faire des économies. En 2019, des négociations ont été initiées pour les intermittent-e-s du spectacle, avec le même objectif. Mais l’échec des négociations entre les syndicats des salarié-e-s (CGT, CFDT, FO, CGC) et le MEDEF a empêché la mise en place de cette réforme.

Vous avez donc aujourd’hui des revendications qui dépassent les seul-e-s intermittent-e-s du spectacle.

Oui. Ce qu’on réclame avant tout, c’est la définition de droits inconditionnels à la personne. Par exemple, l’assurance chômage, les congés maternité. Peu importe le métier qu’on exerce, peu importe le statut qu’on a. Ça peut être un comédien, un intermittent, un petit patron, un artisan, un commerçant, etc. Ce sont des personnes qui peuvent subir les mêmes chocs que nous, c’est-à-dire avoir un arrêt du jour au lendemain et subir une perte de revenu. Cela suppose notamment une réforme complète de l’assurance chômage. En ce moment ça bouge. « Intermittents de l’emploi » est en train de rentrer dans le langage politique. C’est beaucoup grâce au travail du Collectif des précaires de l’hôtellerie, de la restauration et de l’événementiel – avec qui le CIP travaille depuis plus de huit mois. Depuis quelques mois, le mot est repris par les responsables politiques et dans les médias. Par exemple, Valérie Pécresse ou François Ruffin ont parlé en leur nom, des députés sont en train d’alerter sur la problématique des intermittent-e-s de l’emploi. Et c’est très bien pour eux.

Mais est-ce que le fait qu’une personne comme Valérie Pécresse soutienne vos revendications ne vous inquiète pas ? Est-ce que finalement en promouvant l’intermittence du travail, on ne dédouane pas les entreprises de leur responsabilité dans la précarisation du travail ?

On parle souvent d’ubérisation du travail [4]… Mais il y a aussi des ubérisations volontaires, qui sont des choix de vie – d’autres qui tiennent au métier que tu fais. D’une certaine manière, l’ubérisation du travail existe depuis les années 1930 dans le spectacle. La quête du plein emploi n’est pas une panacée : le plein emploi est une chimère – sur ce point on se prendrait par exemple la tête avec Pécresse. Comme d’ailleurs avec certains syndicats qui ont des représentativités dans le milieu du spectacle mais dont on considère qu’ils sont sur des notions dépassées. On ne peut par exemple pas être un syndicat de défense des droits des intermittent-e-s du spectacle et dire que la finalité serait le CDI pour tout le monde, ça n’est pas compatible avec nos façons de vivre et de travailler. Notre objectif n’est pas l’accélération de l’ubérisation du travail, c’est de donner beaucoup plus de droits aux gens dans un nouveau système. Dans lequel on puisse aussi faire le choix de ne pas travailler tout le temps, mais de temps en temps.


Pour prolonger :

P.-S.

Le Couac prolonge la discussion sur le travail à la radio ! Rendez-vous sur Radio dio ce vendredi 30 avril à 19h.

Notes

[1Cf. les podcasts disponibles sur le site du groupe des Mattermittentes : https://www.matermittentes.com/.

[2Le premier régime d’intermittence a été créé en 1936, pour les techniciens du cinéma. Ce système a été étendu au spectacle vivant en 1969.

[4Sur ce sujet, lire « Uber Eats, la précarité comme levier », Couac, n°11, hiver 2020.


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