Ce que Serenicity veut dire : l’alliance du pire
À juste titre, la critique du projet de mise sous écoute des quartiers populaires stéphanois a mis en avant l’aspect délirant de ce projet sécuritaire qui dégrade nos vies déjà mutilées dans la safe city [1]. Ce faisant, à dénoncer uniquement l’aspect « militaire » du projet – à travers la figure de Guillaume Verney-Carron (PDG de la société Serenicity) – on en oublie cependant le rôle majeur joué par les nouveaux acteurs de l’économie numérique associés à ce projet. Pour s’en convaincre d’ores et déjà, il suffit de constater que la société Serenicity est inscrite au registre du commerce comme « une société spécialisée dans le secteur d’activité de la programmation informatique »...
Le projet Serenicity est bien l’alliance du pire : c’est le résultat d’une rencontre entre le pire de la vieille bourgeoisie industrielle et le pire de la bourgeoisie des temps modernes.
Serenicity repose en effet sur deux jambes : la technologie militaire et la technologie d’analyse numérique du son. En ce sens, le projet Serenicity est bien l’alliance du pire : c’est le résultat d’une rencontre entre le pire de la vieille bourgeoisie industrielle et le pire de la bourgeoisie des temps modernes (branchée, cool et connectée : celle qui fabrique la culture « métropole »). Dans ce projet, Guillaume Verney-Carron n’est que le représentant-rejeton de la bonne vieille tradition industrielle stéphanoise spécialisée dans l’armement. Pour mettre en place ses micros connectés, il lui manque les technologies numériques permettant le traitement algorithmique du son. C’est à ce moment-là qu’apparaissent Éric Petrotto, Fabrice Koszyk, Fabienne et Thierry Veyre, tous les quatre acteurs de l’économie locale du numérique et directeurs généraux de cette société qui œuvre à l’édification du meilleur des mondes.
Notre enquête se penche sur l’un d’entre eux, Éric Petrotto, idéal-type du héros de la « blue economy » (sans rire SVP) : c’est en ces termes que les capitalistes cools et connectés de notre époque parlent de la nouvelle économie fondée sur la capture et l’analyse de nos traces numériques, les fameuses data.
De la morgue aux data : preste portrait d’un homme pressé (#PPP)
À lui seul, Éric Petrotto incarne les ambiguïtés et la morgue qui sont constitutives de cette classe de jeunes investisseurs capitalistes qui se vivent cools, écolos, connectés tout en participant en même temps à la destruction de notre monde commun.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, fraîchement diplômé à la fin des années 1990 en gestion à l’Université de Saint-Étienne, notre jeune Éric commence sa carrière dans... les pompes funèbres. Un secteur qui, comme vous le savez sûrement (d’autant plus si vous avez dû régler la facture pour les obsèques d’un proche décédé ces dernières années), est connu pour… ses taux de rentabilité. Si aujourd’hui, la société LORIS (Confiance obsèques – basée à Rive de Gier) est gérée au quotidien par son frère, Éric Petrotto en est toujours le président via la holding DOOD fondée en 2017, société spécialisée en gestion de fonds qui investit dans les start-ups de la nouvelle économie... tout en gardant un pied dans l’ancien monde !
Les années 2000 sont pour notre Rastignac du Gier « les années musique ». Tout en s’activant dans le groupe de pop BROADWAY aussi inoffensif qu’incolore (et bien sûr acclamé par Les Inrocks), il fonde la plate-forme musicale 1DTouch qui vise à la promotion de l’écoute « éthique » de morceaux de musique en streaming. S’amorcent ainsi les premiers mouvements de jonglage à trois balles entremêlant culture, numérique et gestion de fonds.
Éric Petrotto incarne les ambiguïtés et la morgue qui sont constitutives de cette classe de jeunes investisseurs capitalistes qui se vivent cools, écolos, connectés tout en participant en même temps à la destruction de notre monde commun.
Les années 2010 sont les années du retour sur investissement à travers la consécration d’un homme devenu en quelques années un des acteurs importants de l’économie culturelle locale. Le Fil (salle de spectacle dont il a été ancien directeur), La Fabuleuse Cantine (dont il est le co-fondateur et directeur de développement), sont autant de lieux où s’agrègent la petite et moyenne/grande bourgeoisie culturelle stéphanoise. Ces lieux ont en commun d’être implantés dans le « quartier créatif et culturel » de la Manufacture là où précisément ces dernières années sont nées et se sont épanouies les start-ups du numérique dans lesquelles Éric Petrotto a investi. La Fabuleuse Cantine, Tutovelo, Sunbren, 1DLAB et maintenant Serenicity sont autant de ces start-ups situées dans le triangle des Bermudes culturel que forment la Cité du Design, le Zénith et Le Fil. Elles sont financées désormais par la holding DOOD dont Éric Petrotto est le CEO (PDG pour les ringards) et unique associé...
Selon les mots de son fondateur, DOOD (pour Digital orchestra of data) a pour but « la création, la co-création, la propulsion, la transformation, de startups du ‘‘nouveau nouveau’’ monde qui dessinent inexorablement un nouvel écosystème et des nouvelles règles de vie pour tous les humains, sur nos territoires » [2]. (C’est nous qui soulignons afin de mettre en avant la prétention à contrôler nos vies qui est assumée publiquement.) Comble de l’ironie, « dood » signifie en anglais argotique : « un ami proche », « sentiment d’être fou de quelqu’un »... On peut dire qu’avec le projet Serenicity cet « ami » devient tellement proche qu’il nous rend fous, c’est sûr !
Loin d’être une simple entreprise d’informatique tel qu’annoncé sur la page Facebook de la société, DOOD apparaît assez représentative de ces nouvelles holdings aux mains d’un « business angel » qui investissent dans la nouvelle économie, le nouvel écosystème numérique d’aujourd’hui. Rien n’arrête désormais notre héros disruptif, plus aucun secteur de nos vies n’échappe à la sauce digitalisation que nous a concocté le chef : la musique (1Dtouch/1DLab), les repas (La Fabuleuse Cantine), la santé (Allobobo), la lecture (Super extra lab) et, désormais, les sons de la ville (Serenicity)....
B2A2C, PPP... Sous le vernis éthique, culturel et solidaire, une économie de la capture
On aurait tort de penser que la nouvelle économie numérique ne repose que sur la prédation de nos traces transformées en données numériques (ou Big Data). Celles-ci ne constituent en effet qu’une partie de la capture opérée dans le cadre de l’économie du numérique. À travers l’analyse de l’activité de quelques start-ups fondées ou financées par Éric Petrotto, on peut s’apercevoir en effet que cette capture s’opère également par l’accaparement d’une partie de notre argent public et par la marchandisation de produits autrefois échangés gratuitement.
La fortune de la nouvelle économie numérique s’opère également par l’accaparement d’une partie de notre argent public et par la marchandisation de produits autrefois échangés gratuitement.
La capture de l’argent public s’opère en deux temps. La plus connue passe par les nombreuses exonérations et moult avantages fiscaux dont peuvent profiter les start-ups au nom d’un chantage à l’épanouissement de ces structures. N’ayant pas encore trouvé de taupe à Bercy, nous nous garderons de développer plus en avant ce point faute d’éléments tangibles sur notre cas local, mais sachez que de nombreuses sources documentent ce phénomène [3].
Plus intéressant en ce qui nous concerne précisément est la façon dont est pensé leur petit business, et pour l’expliquer on va s’appuyer sur l’exemple d’1DTouch et de Serenicity. En quoi consiste l’activité de ces deux start-ups ? À fournir un service à des usagers (l’écoute de musique et ligne / une vie urbaine plus agréable). Mais dans les deux cas, ces start-ups ne s’adressent pas directement au consommateur : elles passent par un intermédiaire qui se trouve être la plupart du temps une collectivité publique. Cette dernière (financée par nos impôts) est par ailleurs toute fière de se présenter ainsi comme une zone « start-ups friendly »... C’est ce qu’on appelle en jargon marketing le B2A2C (pour business to admnistration to consumer), une autre manière pour désigner une forme de partenariat public-privé (PPP). Pour Serenicity, c’est facile, le coût de la simple expérimentation « d’un démonstrateur technologique de tranquillité urbaine » [4] est de 36 000€. Dans le cas d’1DTouch, la mairie stéphanoise souscrit chaque année un abonnement à cette plate-forme numérique dont le catalogue est accessible à tous les usagers de ses médiathèques. Alors que la fréquentation du site est semble-t-il minimale – le coût de cet abonnement vient grever le budget des acquisitions de ces bibliothèques dont les fonds physiques (CD, livres, DVD) s’appauvrissent... En outre, la bibliothèque municipale de Tarentaize loue depuis plusieurs années une borne d’écoute dont naturellement tout le monde se fout éperdument tant et si bien qu’elle est la plupart du temps éteinte ! Combien tout cela coûte-t-il ? Gageons que les services culturels de la Ville se soucient de mettre tout cela sur la table et rendent public le montant de l’accaparement ! [5]
Enfin, une autre forme de capture est plus insidieuse encore car elle se pare des atours de conceptions morales inattaquables : l’écologie, la solidarité. Le projet de La Fabuleuse Cantine repose en effet sur la récupération d’invendus alimentaires et la conception de repas « à petits prix » (pour les pauvres mais sûrement pas de la même catégorie que ceux qu’on va après surveiller avec des micros dans leur quartier...). A priori jusque-là tout va bien... Mais le hic, c’est que tout ce processus de revalorisation d’invendus de boulangeries ou d’épiceries bio notamment concourt à la marchandisation de produits qui pouvaient être auparavant donnés gratuitement à des associations/collectifs qui en faisaient la demande... Ou comment, sous le vernis du recyclage et de la lutte contre le gaspillage, on en arrive à contenter le bourgeois par la marchandisation des rebuts de notre société de consommation.
À l’issue de ce portrait, on espère modestement avoir contribué à ce que le masque tombe. Et maintenant que vais-je faire ? comme le chantait Gilbert Bécaud (et non pas le célèbre duo Julien Coupat/Lénine). C’est bien beau de savoir tout cela, mais qu’en faire ? Karl Marx professait jadis que les capitalistes creusent leur propre tombe... Il apparaît judicieux de les aider à accélérer ce processus par la reprise en main de nos vies. Et peut-être même qu’Éric Petrotto s’en retournera à ses premiers amours, les pompes funèbres justement, pour notre plus grand plaisir...
Serenicity / La Fabuleuse Cantine / 1DTouch : même pognon, même combat !
Le projet Serenicity« En 2050, 7 personnes sur 10 vivront dans une ville intelligente. » C’est par ces mots que débute la présentation du projet Serenicity (contraction des termes anglais serenity et city), dont Eric Petrotto est un des directeurs généraux. L’objectif est « de permettre aux villes de garantir une meilleure qualité de vie aux habitants », selon les dires du site Internet le présentant.Cette amélioration passe par l’installation de micros au sein du mobilier urbain, afin de détecter des bruits considérés comme suspects : coups de feu, cris, klaxons, coups de sifflets, crépitements… L’alerte ainsi déclenchée est censée remonter jusqu’à une plateforme, de laquelle un-e agent-e (dans un premier temps, le système étant voué à être à terme totalement automatisé) déciderait d’utiliser le système de vidéosurveillance pour déterminer si l’événement nécessite ou non le déploiement d’une patrouille sur place [6].À Saint-Étienne, c’est le quartier Tarentaize-Beaubrun [7] qui a été choisi pour une expérimentation grandeur nature, afin d’être équipé d’une cinquantaine de ces « capteurs sonores ». Plusieurs collectifs locaux et nationaux se sont d’emblée montrés inquiets quant aux dérives potentielles de ces installations, qui viennent renforcer le modèle de Smart City souhaité par la municipalité et ont organisé des actions [8].Dans des documents rendus publics par la Quadrature du Net [9], on apprenait que le projet devait initialement comporter deux phases, la seconde succédant à la pose des capteurs avec l’utilisation de drones automatiques équipés de caméras, « permettant de mobiliser les moyens d’intervention adaptés à la situation ». Au vu des contraintes techniques et juridiques, cette idée a pour l’instant été mise de côté, mais Gaël Perdriau a déclaré : « Si les freins techniques doivent justement être résolus par l’innovation, il nous revient à nous, élus, de faire lever les freins administratifs et juridiques. »La société Serenicity, dont le président n’est autre que Guillaume Verney-Carron [10], se destine à équiper, après l’expérimentation à Saint-Étienne, d’autres villes désireuses de développer une Safe City à l’aide des technologies numériques. Elle devra toutefois attendre un peu, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ayant émis des doutes quant à la conformité du dispositif vis-à-vis du RGPD [11], contrairement à ce qu’avait affirmé la municipalité stéphanoise [12].
Compléments d'info à l'article
1 complément