Il est jeune, c’est dommage, a dit la cheffe de service. Et l’éducateur spécialisé a hoché la tête aussi. C’est vraiment dommage, regrettable. Mais là on ne peut plus rien faire, il a mené l’équipe à bout. Puis il n’a bientôt plus l’âge d’être accompagné par le service. Il a cassé des vitres et s’est barré plusieurs jours, plusieurs fois, puis il fume du shit et il a volé des jeux de Playstation. C’est trop. Il fait exploser le cadre. Du coup c’est la fin de la prise en charge spécialisée. Là, ça devient trop spécial en quelque sorte. Un jeune qui fume et qui choure des jeux de playstation c’est trop spécialisé, c’est trop technique. En tous cas ils disent avoir fait beaucoup. Hein Basile, on en a essayé des choses ! Des choses pour ne pas qu’il fume, pour ne pas qu’il casse les vitres, pour ne pas qu’il sorte la nuit, pour ne pas qu’il se batte. Mais rien à faire, tout a échoué, c’est le degré zéro de la réussite.
L’éduc dit qu’ils ont essayé de l’amener devant un addictologue pour le cannabis. Un médecin spécialisé d’une cinquantaine d’années, une longue carrière dans l’accompagnement des jeunes spéciaux et des conduites spéciales. Basile dit que l’addictologue ne comprenait rien à ses histoires. Le sourire empathique de la cheffe de service laisse deviner qu’elle pense précisément le contraire. Que lui, Basile, ne comprend pas bien la situation dans laquelle il est embarqué, qu’il ne maîtrise pas vraiment les tenants et les aboutissants du petit jeu d’être jeune. C’est grave de fumer du cannabis dès le matin à ton âge ! Pour ta santé mais aussi pour ta vie sociale ! Évidemment, de ce point de vue là, ça a l’air extrêmement chiant de comprendre la situation.
Et puis il y a eu toutes ces fugues. La psychologue parle de voyage pathologique. Même pas le privilège d’avoir fait du tourisme. De l’errance sans but, un égarement total et sans motifs apparents. Des départs récurrents pour la Suisse en fraudant le TER jusqu’à Genève, c’est incompréhensible. Et Basile n’en dit pas le moindre mot. C’est le grand marécage de l’incompréhension. Tous les actes de Basile semblent opaques dans leurs bouches. Et, de ne jamais rien comprendre à ce que fait une personne, ça la rend progressivement étrange, lointaine, flippante. J’écoute passivement en tâchant de ne rien retenir de tout ce qui m’est raconté. L’éducateur insiste sur le fait que ça a été très dur pour eux, pour lui, et pour l’ensemble de ses collègues. Il vide son sac. Il a l’air fatigué. L’institution l’a épuisé. Il ne s’adresse plus du tout à Basile qui s’emmerde dorénavant profondément dans cette concertation.
Puis l’équipe éducative a voulu renforcer le cadre, le rendre plus strict. La psychologue ajoute, pour être plus contenant. Et ça a commencé à devenir vraiment difficile à ce moment-là, puis carrément chiant pour tout le monde. La cheffe de service raconte les insultes courantes, les claquages de portes, les coups de poing dans les murs et les frais que tout cela engendre. Basile a clivé l’équipe, c’est à dire qu’il montait les un.e.s contre les autres, racontant que telle éducatrice lui avait accordé le fait de fumer à la fenêtre, que telle autre lui avait autorisé une sortie. Alors sur fond de confusion ça foutait le bordel entre les professionnel.les. Le genre de stratégie qui permet d’avoir un peu la paix j’imagine, mais qui finit évidemment par te foutre tout le monde à dos. Donc toute l’équipe avait quelque chose à lui reprocher. Les reproches étaient de moins en moins professionnels, de plus en plus personnels. Chacun y allait de sa petite déception. Le tableau était cohérent, Basile était un emmerdeur, il avait importuné le dispositif par tous les bords, il le faisait craquer. La fin de la prise en charge annonçait un peu de repos à l’équipe, à l’institution. On te souhaite le meilleur pour la suite !
Basile avait fait son travail de jeune spécial, et eux avaient tenu coûte que coûte le rôle d’adultes spécialisé.e.s dans la jeunesse spéciale. Tout le monde avait joué le jeu, et c’était le jour des adieux. Tout ça avait l’allure d’une belle foirade. Basile ne souhaitait plus parler à personne, et ne dit au revoir à aucun.e éducateur.trice. L’équipe nous faisait de petits signes de la main sur le parking lorsque nous nous éloignions. Je me demandais comment je me serais démerdé à leur place. Est-ce vraiment un métier de passer plusieurs années aux côtés de quelqu’un pour finir par ne même pas se dire au revoir ? Au nom de quoi les éducateurs deviennent des gens à qui l’on n’a même pas envie de dire au revoir ? Quelques jours plus tard, je tombais sur un livre de Fernand Deligny, Les enfants ont des oreilles, où l’auteur s’adresse aux éducatrices et éducateurs de son temps. Il leur dit :
Vos moindres gestes, vos moindres intentions ne sont qu’un reflet de ce « pour-ne-pas » (pour ne pas qu’ils mentent, pour ne pas qu’ils cassent) qui vous obsède et justifie votre fonction dont vous tirez peu de consolations car elle est piteusement rémunérée. Nous, les autres, on ne vous en veut pas. Au contraire. Nous puisons une partie de nos forces dans votre rancune à notre égard. Nous savons bien qu’il nous faut servir de paratonnerre aux agressivités qui s’amènent derrière les fonts bosselés poussées par les vents réguliers de huit et de quatorze heures. Mais, somme toute, on est content que ça soit difficile et si on supporte mal les taudis, la misère et la prétention rengorgée de certains parents, les gosses, quels qu’ils soient, sont nos amis.
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