Deux grèves en décalage avec la norme par leur violence
Pourtant, dans l’histoire du mouvement ouvrier textile, on rencontre deux exceptions à ce calme apparent : 1848 et 1900. Nous allons tenter ici d’en comprendre les raisons.
Tout d’abord, rappelons les faits. En 1848, les émeutes des 13 et 14 avril voient le saccage de plusieurs couvents (notamment les couvents de la Reine et de la Providence, ainsi que d’autres en ville et aux alentours). Ces couvents abritaient des métiers à tisser sur lesquels travaillaient des orphelines. Cette concurrence, jugée déloyale par les passementiers, fut à l’origine de la mise à sac des couvents (métiers brûlés, mobilier, linge, livres et provisions pillés ou détruits) ainsi que de plusieurs morts. Ce déchaînement de violence fut d’autant plus facile que les religieuses n’étaient pas en mesure de se défendre, et que les forces de l’ordre n’opposèrent guère de résistance aux émeutiers.
En 1900, l’émeute du 4 janvier constitue le point culminant d’une grève générale des passementiers (et des mineurs) ; débutée en décembre 1899 sur le motif de revendications salariales (la question du paiement de la mise en train, et d’autre part l’éternelle question d’un Tarif des façons s’imposant à toute la Fabrique), elle ne devait s’achever qu’en février 1900. Là aussi, pendant quelques heures, on assiste à des scènes d’émeute dans le centre ville : tramway renversé, becs de gaz brisés, incendie du kiosque de la place Marengo. La violence s’exerce dans l’espace public : les émeutiers s’en prennent surtout au mobilier urbain, et cherchent l’affrontement avec les forces de l’ordre (du reste, les dix blessés de cette nuit d’émeute sont tous du côté de la police). Au-delà de l’émeute, on note des formes d’expression inhabituelles : défilés dans les rues, chants révolutionnaires, drapeau rouge…
Hormis ces deux poussées de fièvre, on compte de nombreux conflits du travail et grèves au sein du textile stéphanois : des conflits entre chefs d’atelier passementiers et fabricants de ruban (notamment une importante grève des veloutiers en 1865) ; ou des grèves dans les usines textiles (Giron 1885, Brossy 1896, Courbon 1899…). Les enjeux en sont, dans la plupart des cas, des questions de salaires ou de conditions de travail ; mais ces conflits se déroulent dans un calme relatif, autour de formes d’action qui n’excluent pas totalement la violence, mais une violence beaucoup plus limitée dans le temps et dans l’espace : manifestations des grévistes aux portes des usines ; mise à l’index des fabricants par les chefs d’atelier (pour obtenir un tarif plus avantageux sur un nouvel article par exemple) ; représailles contre les chefs d’atelier supposés travailler à des conditions inacceptables (bris des vitres des ateliers) ; donc une « violence » ponctuelle, restreinte à la profession, qui ne déborde pas dans l’espace public.
La norme dans le mouvement ouvrier textile est bien du côté de la modération : les passementiers, artisans, propriétaires de leur outil de travail, et souvent de leur maison, sont gens « raisonnables », que l’on peut classer (en simplifiant) parmi les partisans de l’ordre social et politique, et les bien-pensants sur le plan religieux. Il en va de même pour les ouvriers des usines textiles (dont une majorité d’ouvrières) : l’encadrement, et le contrôle social et patronal y garantissent la discipline. On aurait du mal à trouver parmi eux de dangereux révolutionnaires.
La violence de 1848 et de 1900 est ainsi en décalage avec cette norme : elle est perçue comme telle par les contemporains des événements comme par la mémoire collective de la profession, qui voient dans ces épisodes des dérapages indignes des passementiers « dont la réputation est celle d’ouvriers sérieux, dignes, modèles », selon les termes d’un tract anonyme de janvier 1900, probablement d’origine patronale. Cela les amène à chaud à émettre des hypothèses pour comprendre pourquoi les passementiers ont pu se livrer à de tels excès ; hypothèses que l’historien peut reprendre et soumettre à la critique, en les complétant par ses propres interprétations.
Des passementiers victimes des débordements
La première de ces hypothèses est que les vrais responsables des violences ne sont pas les passementiers, mais des voyous : « une poignée de gens sans aveu » d’après la proclamation du conseil municipal du 19 avril 1848 ; « des individus louches », selon Victor Gay dans le journal La Liberté du 8 janvier 1900 ; des voyous qui ont profité d’une situation confuse pour se livrer au pillage et à la destruction. Cette interprétation est en partie confirmée par les sources : en 1848, sur les 134 individus arrêtés dont on connaît la profession (sur un total de 250), on ne compte que 36 passementiers ; les autres sont tous des ouvriers (ce qui ne signifie qu’ils soient tous des voyous !), mais ils ne sont en effet pas issus du textile. De même, en 1900, on ne compte que trois passementiers sur les 34 personnes interpellées. Ainsi, les passementiers auraient été débordés par une foule déchaînée et incontrôlable. Sans doute… Mais pas plus que dans d’autres manifestations, ouvrières ou non, qui attirent une clientèle désireuse avant tout d’en découdre.
Des contextes politiques nationaux sensibles
La deuxième hypothèse explique les émeutes par le contexte politique national. C’est ce que dit, à la fin de l’année 1848, le maire de Saint-Étienne, Heurtier : « ces tristes événements ont eu lieu au mois d’avril dernier quand le sol retentissait encore de la chute d’un trône ; au milieu du bouleversement des hommes et des choses, des institutions et des lois ; quand une révolution, non seulement politique, mais sociale, avait changé tous les rapports, rompu tous les liens de respect, de soumission et d’obéissance à l’ordre légal depuis longtemps établi ». C’est également l’avis du commissaire spécial après l’émeute de janvier 1900 : « les gourdins qu’on a vus aux mains de tout jeunes gens étaient antisémites et nationalistes, et n’avaient rien de commun avec les passementiers ». Les passementiers auraient fait les frais d’un climat général où les garde-fous habituels de l’ordre ne jouaient plus leur rôle : la situation révolutionnaire en 1848 ; et en 1900 le climat de tensions entre les républicains et leurs adversaires, sur fond d’affaire Dreyfus et de violences des Ligues. On admettra que dans les deux cas, l’environnement était en effet porteur.
Des situations locales particulières
Autre environnement porteur : celui du contexte politique local, qui fournit aux observateurs une troisième hypothèse. On constate dans les deux cas que ces violences coïncident avec un moment-clé de l’histoire politique stéphanoise.
En 1848, au soir même du 14 avril, la municipalité formée en février et conduite par Hippolyte Royet, est remplacée par une autre, toujours dirigée par Royet, mais dont la composition sociologique et les orientations politiques sont singulièrement différentes. D’une part sur le plan social : les anciens notables (fabricants de ruban, à l’exception de Royet, gros négociants, manufacturiers) cèdent la place aux capacités (professions libérales, ingénieurs) ; parmi les nouveaux conseillers, aucun électeur censitaire, sauf Royet. D’autre part sur le plan politique : les orléanistes sont balayés par des républicains, démocrates aux idées avancées, dont la plupart sont membres de la Société Populaire. Cette dernière, et notamment un de ses membres les plus influents, Tristan Duché, également sous-commissaire du gouvernement provisoire chargé de la sécurité, aurait utilisé l’émeute pour s’emparer du pouvoir municipal, et au-delà peser sur les élections à l’Assemblée Constituante. En laissant se développer la violence populaire, tout en la contenant dans certaines limites, Duché donne l’image d’une République garante de l’ordre, mais soucieuse des intérêts des ouvriers, qui peuvent lui faire confiance. Mais les sources ne prouvent rien, et certainement pas que la Société Populaire serait à l’origine de l’émeute.
On retrouve en 1900 un scénario proche de celui de 1848 : quelques semaines après l’émeute de janvier, les élections municipales se soldent par une victoire de la gauche socialiste. C’est Jules Ledin, jeune chef d’atelier de 33 ans, secrétaire du syndicat des passementiers et principal leader de la grève, qui accède au fauteuil de maire, devenant le premier ouvrier maire de Saint-Étienne. Il remplace Chavanon, maire républicain opportuniste, et par ailleurs fabricant de ruban réputé pour mal payer ses passementiers. De quoi accréditer l’idée que la grève, et les violences qui l’ont accompagnée, ont servi de marchepied à la gauche stéphanoise. Or, présenté ainsi, un tel raccourci est inexact : la grève n’a, à l’évidence, pas pour objectif direct la conquête du pouvoir municipal (là encore, les sources sont claires) ; cependant, selon les théories de Jaurès lui-même (présent à Saint-Étienne au moment des faits pour participer à la rédaction d’une sentence arbitrale dans le conflit des mineurs), elle permet aux travailleurs de s’organiser, et constitue un moyen de pression utile dans le rapport de forces avec la Bourgeoisie. Ici, en affaiblissant les notables de la Fabrique, elle a pu contribuer à ce glissement vers la gauche de l’électorat stéphanois ; mais c’est plus la grève que la violence qui est en cause.
Le monde ouvrier du textile en mutation
À ces hypothèses, qui comportent toutes leur part de vérité, nous pouvons en ajouter une dernière, sans puiser cette fois dans l’arsenal de « bonnes raisons » avancées par les contemporains des faits pour expliquer ces deux épisodes de violence. Pour tenter de les comprendre, il nous semble qu’il faut s’aventurer hors du terrain strictement politique, pour risquer un éclairage socio-économique.
Ces deux accès de violence coïncident avec des moments de crise économique ; mais surtout avec des étapes importantes de l’histoire sociale de la rubanerie. 1848 représente le moment où la Fabrique se ferme, et où les possibilités d’installation des chefs d’atelier comme fabricant de ruban se restreignent. Sans perspective d’ascension sociale, les passementiers aligneraient alors leurs comportements sur ceux du prolétariat ouvrier. Quant à 1900, on sait que la grève a été déclenchée par les compagnons sur la question du paiement de la mise en train ; leur syndicat, la Ligue pour le relèvement des salaires, y a tenu le premier rôle, alors que les syndicats plus anciens rassemblant les chefs d’ateliers sont restés en retrait. Cette position offensive des compagnons est une sorte de baroud d’honneur d’une profession condamnée à plus ou moins court terme : en effet, les relations chefs d’atelier / fabricants sont de plus en plus des relations d’employeurs à employés, où le compagnon n’a plus sa place. D’où à la fois, la salarisation des chefs d’atelier, et la disparition des compagnons.
La violence se trouve donc exacerbée dans ces époques de transition où la structure sociale et économique de la Fabrique se trouve ébranlée dans ses fondements. A contrario, dans un cadre socio-professionnel plus stable, c’est-à-dire la Fabrique quand elle fonctionne bien, ou l’usine avec des liens hiérarchiques clairs, on n’enregistre pas de dérapage de cet ordre.
La violence reste l’exception mais contribue à l’image de la ville rouge
À l’évidence, la violence n’apparaît pas comme faisant partie de la « culture » passementière. Elle est l’exception, qui survient dans un contexte bien particulier, à la croisée de multiples éléments favorables à son surgissement. Mais quand elle survient, elle contribue à conforter l’image de Saint-Étienne ville rouge : quantitativement d’abord, en allongeant la liste des émeutes populaires ou ouvrières ; qualitativement ensuite, et plus encore, en faisant la démonstration que, dans cette ville, même les ouvriers les plus paisibles peuvent se transformer en hordes déchaînées. Ainsi, entre réalités et représentations, les épisodes de 1848 et 1900 peuvent nous permettre de saisir un peu mieux la nature et les spécificités du mouvement ouvrier local.
Brigitte CARRIER-REYNAUD, maître de conférences en histoire contemporaine,
université Jean-Monnet, IERP
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