La grande foire au design est de retour à partir du mois de mars. Un mois de consensus local acheté à coup de CDD précaires, d’heures d’intermittences, de subventions associatives dans un contexte de pénurie d’emplois, de précarité et d’assèchement des ressources des assos. Un consensus gagné grâce à la nécessité pour certainEs de garnir un tant soit peu des poches trop vides. La Biennale. Celle de 2015 est la première dans laquelle j’ai baigné en tant qu’habitant stéphanois. Et il y a deux ans, j’ai été pour le moins chanceux, mon quartier abritait un de ses antres : le « B.E.A.U. », Bureau Éphémère d’Activation Urbaine du quartier Jacquard. Les expériences de l’équipe de la Cartonnerie [1], léchant la main de l’E.P.A.S.E. [2] qui l’a fait naître, s’étalaient partout dans les rues alentour. Des vitrines vacantes, repeintes en couleurs rutilantes et fluo (il faut que ça se voie), abritaient une bonne dizaine de mascarades de projets participatifs, multiculturels et citoyens. Tous ces mots vidés de leur sens depuis qu’ils sont indispensables à tout dossier de subvention payant. Car l’adhésion était plus que partielle. Ce ne sont pas les habitants de mon quartier que j’apercevais à travers leurs vitrines... Et Jacquard vivait bien, avant leur « réhabilitation ». Quatre marchés par semaine à l’ambiance plus que métissée, des enfants grouillants balle au pied sur la place à 16h, les habituéEs du café-terrasse infini. La vie quotidienne, quoi. Ramener de l’activité et du lien semblait pourtant être l’objectif affiché par le très artistique concept du B.E.A.U.
Dans les faits, le projet semblait ignorer jusqu’à l’existence du mot sociologie : le journal qu’illes ont publié pour l’occasion l’a bien prouvé, ne parlant que d’urbanisme, de propreté et d’un vivre ensemble flou. Ni origine sociale ni origine culturelle n’apparaissaient au fil de ses lignes, détaillant les objectifs de l’opération. Ce projet a consisté notamment en des performances théâtrales douteuses avec des imitations pastiches d’une visite de musée à travers les rues et le marché, en mode Festival d’Aurillac. Décalage : cela donnait un public bobo, souvent anglophone car international, observant la vie des « populations issues de l’immigration » rassemblées là et faisant leurs courses au rabais des grossistes. Rappelons que j’ai eu l’impression d’être un animal dans un zoo. Et concluons ce point en demandant si la limite de l’humour n’est pas le mauvais goût envoyé au visage des moins favoriséEs, et avec un sourire de gauche… Ou peut-être était-ce juste un problème d’angle, de recul ; c’est possible, mais tout aussi grave. Il y eut aussi cette benne transformée en banc qui abritait les pauses déjeuner des ouvriers du chantier d’un immeuble. La seule assise existante du coin, donc pas le choix. Cela n’a pas semblé choquant à Carton Plein de proposer à son voisinage de s’asseoir dans une poubelle... Le quartier, lui, ne s’y est pas trompé. Le banc-benne a vite croulé sous les déchets. Les chaises d’écoles installées ci et là ont été détruites pour effacer les mornes heures passées sur leur bois dur. Les installations, dégradées. Les façades, taguées dès la peinture sèche. Les anticorps ont naturellement réagi au virus. Et bien sûr, une fois la biennale terminée, les rez-de-chaussée, occupés par les concepteurs parasites, ont retrouvé le vide du concept du B.E.A.U. ; la « réhabilitation du vivre ensemble » est retournée dans son dossier de sub ; l’équipe de la Cartonnerie dans son antre(-soi). Et les vitrines ont retrouvé leurs toiles d’araignées… Pas de désillusion, le côté « éphémère » était présent dans l’intitulé. Pourtant, tout cela a été présenté comme une réussite !
Ce ne fut pas le cas à mes yeux. Tout simplement car le design n’est pas ancré dans la vie. Il n’est que décor de théâtre. Étalant sa splendeur high-tech dans le centre-ville rendu propret, Perdriau et son équipe l’utilisent comme du maquillage de mauvais goût, comme un fond de teint excessif sur un visage un peu fatigué. Tout au plus sert-il à attirer touristes et investisseurs. Mais le design n’est pas pensé pour les gens du quotidien stéphanois. Il est guidé par l’argent. Il offre des bancs publics où l’on doit s’asseoir seulE. Il vend des abat-jours à 800€ et des chaises à 1000. Il démonte les abribus en plein hiver, à l’heure de la neige, du vent et de la pluie, pour les équiper de prises USB. Peut-être les fonds publics seraient mieux investis dans la STAS s’ils rendaient Montreynaud accessible en bus après 22h30, par exemple… Ou s’ils renforçaient les rues qui s’effondrent, plutôt que de les paver de bonnes inventions !
Le design est dévoué à l’attractivité et non à la convivialité. Comme l’architecture, il est utilisé pour contrôler l’espace public, donc les populations (nous). Il est vidéosurveillé, hyperconnecté. À Sainté, il est l’outil numéro 1 de ce que l’on nomme la gentrification : accentuer l’embourgeoisement du centre pour repousser les indésirables vers les périphéries (cherchez donc un équipement design à la Cotonne ou à Montreynaud !). Ce processus est long et lent, parfois presque invisible. Une ville comme Marseille, malgré son caractère plein et entier, reste la preuve que l’acharnement des politiques urbaines peut avoir raison des plus tenaces résistances populaires. Car ces politiques se placent dans une durée qui dépasse une génération de lutte. Car elles intègrent la « gauche cool » à la transformation du quotidien. Car elles sont à même d’intégrer la critique en leur sein (démocratie libérale oblige…). Car elles utilisent des montages détournés (les sympathiques associatifs de la Cartonnerie sont en fait missionéEs pour appliquer les politiques des décideurs de tous les niveaux de l’État, ça passe mieux…). Car elles offrent leur chance aux jeunes issuEs des études design. Car elles savent donner l’impression que c’est mieux qu’avant. Sauf qu’on ne peut plus touTEs y vivre ensemble…
Pour que Sainté reste Sainté, il est donc grand temps de « dé-designer » nos rues, ou de les designer à notre sauce... Et de ne surtout pas tomber dans le panneau verni de la Banale du Design !
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