Couac : Quelle est l’origine des brigades de solidarité ?
Hedi : Pendant la période de crise due au Covid-19, on a constaté une précarité grandissante au sein de la population et des situations proprement inacceptables. Les services publics étant détruits à petit feu depuis des années, et étant incapables de venir en aide aux personnes dans le besoin, l’idée des brigades a été de créer une alternative, en faisant marcher la solidarité populaire. Ceci sur la base d’une phrase : “Seul le peuple sauve le peuple”. Le terme “brigades” s’explique par l’origine italienne de l’initiative. Les Italien-ne-s ayant cette culture du squat et des lieux alternatifs, la genèse a eu lieu là-bas, puis le concept s’est exporté en France, où des brigades se sont créées un peu partout, à l’initiative des groupes antifascistes locaux.
Comment l’organisation s’est mise en place ?
Avant la création des premières brigades en France, on se posait déjà des questions. On a ensuite souhaité reprendre le concept localement, mais en prenant notre temps pour éviter la problématique centrale : la question légale. De nombreuses amendes ont été distribuées, notamment à Montreuil, Lyon et Marseille, pour non-respect du confinement. On voulait éviter au maximum cette situation, on a donc fait une déclaration auprès de la DDCS [1], pour obtenir le statut d’association d’utilité publique. Sauf que la procédure a été relativement longue, en raison du fait que la structure porteuse de la demande était la JC [2], avec le comité antifa pas loin et que ça ne plaisait pas aux responsables. On a fini par avoir gain de cause, en posant la demande via une autre association. Ça nous a permis d’avoir une visibilité sur le site de la réserve civique [3], et donc des effectifs énormes par rapport à la taille de la ville. En une semaine, il y a eu 100 personnes de mobilisées, dont pas mal qui ne faisaient pas partie des réseaux militants stéphanois.
La dimension militante a été importante dès le début ?
Oui, carrément. L’idée a été de ne prendre personne par surprise. On n’est pas les Restos du coeur ou une association dont le but est de distribuer de la nourriture. On a un parti pris réel et politique, qui est que ce système ne fonctionne pas, ce qui nous oblige à nous organiser ainsi, mais avec une volonté de changer les choses derrière. D’où le terme brigades d’ailleurs, qui revêt une forte connotation politique. De toute façon, la création s’est faite à l’appel de la JC et du comité antifa, et les structures qui nous ont soutenu-e-s ont une vraie dimension militante, que ce soit la CNT, la CGT, Solidaires, le collectif des intermittents, BDS… Ce qui a rajouté un poids non négligeable à la démarche. La question fondamentale c’était : “comment faire en sorte de rendre ce temps compliqué, qui l’est encore plus pour les plus précarisé-e-s d’entre nous, cohérent et politique ?”
Très concrètement, quel type d’actions avez-vous mis en place ?
On a commencé par deux jours de collecte par semaine, avec l’objectif de confectionner des sacs contenant des produits d’hygiène, des denrées alimentaires… Avec à chaque fois, la désinfection de tout ce qu’on récupérait, la confection, puis la distribution des sacs. Dans un premier temps, c’était principalement à destination des associations, mais ça s’est ensuite tourné vers les particulier-e-s, que ce soit des personnes sans papiers, des étudiant-e-s en galère… On se retrouve aujourd’hui avec des employé-e-s de la CAF qui nous demandent si nous pouvons aider des personnes arrivant en fin de droit au niveau de leurs aides. On accompagne donc une cinquantaine de familles, on a également bossé avec le Secours Populaire et mis en place des correspondances avec les résident-e-s de certaines EHPAD. On s’est retrouvé sur un champ d’action très important et on a fini par se rendre compte que les besoins étaient énormes. Les personnes qui étaient déjà invisibles avant le confinement l’étaient encore plus durant cette période.
À quel genre de situation avez-vous dû faire face ?
On a eu de la très grande précarité, avec des familles sans revenus ou des personnes dans des situations administratives extrêmement complexes, avec des menaces d’expulsion notamment. Mais on s’est également retrouvé avec des mineur-e-s non accompagné-e-s, non pris en charge par le département ou des étudiant-e-s en résidence universitaire. Ce qui reflète une proportion importante de la population française, et un désengagement de l’État vis-à-vis de celle-ci. Heureusement, il y a eu plein de démarches à Saint-Étienne. Des tas de gens différents ont essayé de faire fonctionner la solidarité et tout le monde était en lien : les Green Angels étaient plus spécialisés dans les EHPAD et les hôpitaux par exemple. Les EHPAD leur ont notamment demandé s’ils avaient du savon ou du dentifrice. Quand on sait que les résident-e-s paient 2500 euros par mois, ça questionne. Ils se sont aussi retrouvés à distribuer des masques et des blouses aux hôpitaux, c’est aberrant !
Comment a évolué la situation des brigades depuis le déconfinement ?
On s’est posé la question de faire ce genre d’actions uniquement pendant le confinement, car ça prenait beaucoup de temps et d’énergie, que l’on ne pouvait pas investir ailleurs. Mais on s’est rapidement rendu compte que pas mal de personnes avaient besoin d’un tel soutien, et sur le long terme. Aujourd’hui, on se retrouve même à préparer des repas et à faire de la distribution de masques. On a pas mal de “main d’œuvre”, étant donné qu’il y a eu énormément de personnes qui se sont proposées, c’est ce qui nous permet de continuer. Il va y avoir un pôle spécifique à la JC, qui va s’occuper des brigades. On va donc poursuivre de manière indéfinie, étant donné que l’on n’a pas le choix. Mais ce n’est pas normal que les brigades existent et qu’elles se retrouvent à faire ce genre de choses. Le communiqué d’ouverture des brigades est d’ailleurs très clair à ce niveau-là.
Quels retours avez-vous eu de la part des personnes bénéficiaires ?
Ça a été super positif, mais compliqué car on rentrait aussi dans la sphère du social. Finalement, on n’a jamais vraiment travaillé le lien social avec toutes ces personnes, on était uniquement là pour répondre à un besoin matériel urgent. C’est le manquement que l’on a eu, même si on a essayé de guider ces personnes vers les structures adaptées, ou de leur donner des informations en fonction de leurs situations. En tout cas, je pense que ça a été une expérience intéressante pour pas mal de militant-e-s, qui ont pu ressentir concrètement les effets de leurs actions, ce qui n’est pas toujours le cas d’habitude.
Avez-vous eu des rapports avec les institutions ?
Absolument pas. Et on n’a pas cherché à en avoir, à part de manière indirecte avec des employé-e-s de la CAF et de Pôle Emploi. On a simplement eu un message ironique de Perdriau sur Facebook : “Merci la JC pour les colis”. C’était finalement intéressant d’être étiqueté JC et antifa, ça évitait d’avoir un-e député-e qui déboule pour récupérer l’initiative. Même Courbon ne pouvait pas venir nous voir. La démarche était militante et politique de manière très appuyée.
Comment on fait de la solidarité en gardant un regard critique sur le caritatif ?
Clairement, on ferme un peu les yeux. L’important, c’était de se couvrir dès le début, en expliquant que la création des brigades n’était pas une volonté mais une nécessité. En tout cas, selon nous, si ça ne s’imbrique pas dans une démarche d’analyse de la société, la portée est nulle. C’est compliqué, beaucoup de personnes à la JC se posent la question en disant n’être pas là pour faire du caritatif, ce que je comprends. Simplement, faire du soutien populaire ce n’est pas faire du caritatif, c’est aussi de la lutte politique, particulièrement dans des moments comme ceux que l’on vit depuis quelque temps. Il faut que ça s’imbrique dans une volonté de transformation. Pour nous, cette démarche est indissociable de la lutte des classes.
Quelle est la volonté politique derrière tout ça maintenant ?
On était dans une situation, que l’on a constatée à la JC, où le travail militant et le travail associatif étaient trop éloignés. On se posait donc la question d’une sorte de “maison du peuple”, pour avoir un lieu dans lequel puissent résider des organisations politiques et des associations. L’idée serait d’en faire un lieu d’effervescence où tout le monde se croise, et où l’action militante et politique peut se doubler d’un volet concret dans les réalisations quotidiennes. Ça fait écho à ce qui s’est passé place du Peuple avec le Bourgeon [4]. À Saint-Étienne, on est dans une ville à taille humaine, qui est tellement prolo, tellement solidaire... Tout le monde est en lien, les interactions sont systématiques et le tissu associatif est ultra-dense. La démarche après les brigades, ce serait donc la création d’un tel lieu, ouvert et géré par tou-te-s, avec une véritable portée politique. Et en vrai, c’est possible !
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