Des risques naturels sous-évalués
Seulement voilà, si le séisme maximal envisagé au niveau de cette centrale était d’une magnitude de 5.2 sur l’échelle de Richter lors de sa conception, il se trouve que, quelques semaines après notre visite, un tremblement de terre de magnitude 5.4 a eu lieu non loin de celle-ci [2], mettant à mal les prévisions. De plus, si toutes les mesures de sécurité sont d’ores et déjà en place, pourquoi la centrale de Gravelines – en service depuis 40 ans – va-t-elle se voir entourée d’une digue de trois kilomètres [3] ? L’épisode du Blayais [4] en 1999 a d’ailleurs démontré que la présence d’un tel dispositif n’empêchait en rien la survenue d’une inondation. Car, contrairement à la légende nationale, la France n’a pas été épargnée au cours de son histoire [5]. La prévention des risques semble donc se réduire à une course sans boussole : à chaque nouvel accident nucléaire, on se contente de replâtrer les dispositifs existants en fonction des constats issus de l’accident, mais sans jamais repenser l’ensemble. Ainsi, suite à Fukushima où les groupes électrogènes ont été noyés par le tsunami, on a seulement pensé à les rehausser de quelques mètres. Mais le prochain accident peut être tout autre…
Lorsque sont abordées les questions vis-à-vis du retard dans le chantier de l’EPR [6] et du coût du démantèlement à venir [7], les réponses se font plus vagues. Le coût aurait soi-disant été planifié dans l’hypothétique espoir d’une montée en compétences due au démantèlement conjoint de plusieurs réacteurs, celle-ci devant de fait entraîner une diminution des dépenses liées à l’opération, ce dont on peut légitimement douter. L’avenir n’est décidément pas rose pour la filière nucléaire française, et ce n’est pas la reine de la communication qui nous accompagne – employée d’une entreprise spécialisée sous-traitante d’EDF – qui nous convaincra du contraire.
Un discours stéréotypé
Affublé·e·s de casques, lunettes et chaussures de sécurité, il est temps de s’aventurer au cœur du sujet. Après plusieurs contrôles, fouilles et passages de portiques, nous entrons dans l’enceinte. Sourire aux lèvres, notre guide nous dévoile les multiples secrets de l’installation, son collègue fermant la marche. Lorsque nous pénétrons dans la salle des machines, celle-ci étant accolée au réacteur mais censément dépourvue de radiations, un bruit assourdissant vient amplifier le côté surréaliste du décor, d’énormes tuyaux d’acier enchevêtrés se glissant le long des parois. Au sein de ces derniers, circule la vapeur d’eau générée dans le cœur du réacteur, entraînant une énorme turbine à une vitesse ahurissante. Suivi·e·s de près par nos accompagnateur·trice·s qui ne nous lâchent pas d’une semelle – notre curiosité devant se révéler suspecte –, nous faisons le tour des installations, la douce voix de notre guide nous berçant dans le casque audio nous isolant du vacarme ambiant.
On reconnaît bien là la fuite en avant technologique à laquelle nous sommes collectivement confronté·e·s
Après un dernier tour agrémenté de gentilles anecdotes et quelques photos en guise de souvenir, nous voilà de retour dans l’amphithéâtre. Une ultime discussion nous amène à la question des déchets radioactifs [8]. Là encore, le discours se révèle verrouillé quant au projet actuellement en cours à Bure, qui ne présenterait, officiellement, que des risques minimes. Et quand bien même, ceux-ci sont-ils acceptables au vu des conséquences possibles ? On reconnaît bien là la fuite en avant technologique à laquelle nous sommes collectivement confronté·e·s depuis plusieurs années et qui serait à même de résoudre tous nos problèmes. Si la prouesse technologique du nucléaire est incontestable, il serait bien naïf de croire que sa filière pourrait elle-même nous sortir du guêpier dans lequel elle nous a poussé·e·s, particulièrement au vu de la généralisation de la sous-traitance pratiquée depuis plusieurs années, entraînant du même coup une perte de compétences qui pourrait s’avérer fatale.
Alors que nous retrouvons l’air libre et quittons ce cadre oppressant, laissant derrière nous les énormes cheminées dont s’échappe un épais panache blanc, la perplexité nous envahit. À Saint-Alban comme ailleurs, domine un discours préconçu qui dépeint une situation pas si brillante que l’on voudrait nous le faire croire. Et comme toujours, au mépris des populations qui seront les premières touchées par la déliquescence du « fleuron de l’industrie française ».
Le démantèlement d’EDF aux frais de l’usager et du contribuable
Le secteur de l’énergie, et particulièrement du nucléaire, est bousculé par des réformes libérales introduites à partir de 2007. Des dispositions prévue par le traité de Lisbonne et des directives et règlements de 2009 ont été dupliquées en France dans la loi Nome (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) de 2010. Comme le souligne Aurélien Bernier [9], dans le Monde Diplomatique de mai 2019, cela a entraîné la classique démarche libérale – déjà utilisée par Pinochet, Thatcher – d’éclatement du service public en scindant les activités de production (restées dans EDF), de gestion du réseau (RTE [10]) et de fourniture (la vente au client final, par ERDF devenue Enedis). La volonté est de séparer « les secteurs susceptibles de générer des profits rapides de ceux qui sont difficilement rentables ».
Par ailleurs, cette loi Nome a voulu créer une concurrence au niveau de la production en instituant l’« Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (Arenh). Celui-ci assure autoritairement à des fournisseurs dits alternatifs d’obtenir à prix coûtant (donc sans aucune marge pour EDF) 25% de la production du parc nucléaire. Cela leur permet d’afficher des prix plus bas qu’EDF et devait les amener, à terme, à produire eux-mêmes. Mais, dix ans après, ces alternatifs vendent plus que les 25% sans aucune production en propre ! Ils doivent donc compléter par des achats sur le marché dit libre, beaucoup plus cher.
Ce gouvernement étant pro-concurrence, il force désormais administrativement (c’est très libéral !) EDF à augmenter artificiellement le tarif bleu (ou réglementé), lequel concerne encore 75% des abonnés, soit 28,5 millions de Français, pas les plus riches. Les alternatifs pourront ainsi vendre plus cher qu’avant, mais moins que le nouveau tarif réglementé d’EDF ! Cela passe par un accroissement des taxes qui atteignent désormais 55,3% en moyenne de la facture, l’électricité n’en représentant qu’un gros quart. Deux gagnants : les alternatifs … et l’État (taxes) ; un dindon de la farce : EDF, qui vendra plus cher, mais qui devrait perdre beaucoup de clients ; un grand perdant : l’usager qui, quel que soit le fournisseur, se retrouvera avec une facture alourdie. Avec des résultats très concrets : déjà 10% d’augmentation en sept mois (sept fois l’inflation !). Jusqu’aux 25% envisagés à un moment ?
Le résultat recherché est bien sûr la fin du tarif réglementé pour entrer dans des systèmes de tarification totalement « libérés » : les plus coûteux pour bénéficier d’un accès illimité, les pauvres subissant – eux – des restrictions d’accès à l’énergie. À noter que le Linky est l’outil idéal pour gérer une distribution discriminatoire : alors que les anciens compteurs ne pouvaient tenir compte que de deux états (heures pleines-heures creuses, un signal électrique permettant de déclencher par exemple un cumulus en heures creuses), le Linky peut en gérer huit. Donc, selon le prix de leur abonnement, certains usagers ne pourraient plus utiliser leur lave vaisselle … ou leur chauffage à certaines heures de la journée. On peut s’attendre également à une gestion plus brutale car commandée à distance, au détriment des plus pauvres qui ont du mal à payer leur facture (12% des ménages).
Le démantèlement d’EDF se fait principalement pour des objectifs de court terme comme l’équilibre du budget.
Le projet Hercule dévoilé à l’automne 2019 veut achever le démantèlement d’EDF. Deux entités seraient créées. EDF vert qui contiendrait les « bijoux de famille » (Enedis, Dalkia, énergies renouvelables, activités commerciales), qui perçoivent des revenus garantis (taxes ou cotisations obligatoires) et dégagent des marges substantielles. Par exemple : Enedis fait des bénéfices de 600 à 850 millions d’€ par an qui jusque là remontaient en grande partie à sa société mère, EDF. Avec la privatisation, ce serait les propriétaires privés qui encaisseraient … et les usagers qui devraient compenser pour EDF ! Même système qu’avec les autoroutes.
L’autre entité, EDF bleu, reprendrait le nucléaire, RTE, les barrages. Avec sans doute des variantes. RTE n’est plus détenu qu’à 50 % par l’État. Par ailleurs, il a été question de vendre les barrages car ils sont totalement amortis, donc très rentables. Reste le nucléaire, invendable, qui serait au contraire renationalisé à 100 % (actuellement, l’État ne détient que 84,5 % d’EDF). Le nucléaire serait alors financé uniquement par l’impôt ou les factures des particuliers, notamment pour les coûts liés au démantèlement des centrales nucléaires – tout comme la construction d’EPR [11] (Macron en prévoit six tranches nouvelles !) et de petits réacteurs modulaires (chimère tout aussi improbable).
Ce démantèlement se fait principalement pour des objectifs de court terme comme l’équilibre du budget. Il ne prépare en rien l’avenir d’un système énergétique orienté vers le renouvelable et dégagé des dangers du nucléaire. L’ensemble du secteur public de l’énergie constitue un bien commun et inaliénable, payé par l’impôt, donc par nous tous, sur l’évolution duquel on doit pouvoir se prononcer : cette décision de bradage est donc antidémocratique. Il est urgent d’avoir un vrai débat, indépendamment des pressions du pouvoir, sur l’organisation d’un dispositif énergétique qui ne conduise pas à l’espionnage systématique de nos données personnelles (par le Linky), qui préserve la santé de toutes et tous et le libre accès à l’énergie dont nous voulons avoir une utilisation sobre, écologiquement viable et solidaire.
Le nucléaire, un pari permanent
Comme le disent ses thuriféraires, le nucléaire serait la technologie idéale pour produire de l’électricité avec un bilan neutre en carbone... si elle ne conduisait pas à l’exploitation et à l’empoisonnement des populations, du Niger [12] notamment, pour extraire l’uranium, si elle n’entraînait pas la pollution à très long terme des zones où sont implantées ses installations, si…
Le monde a connu trois accidents nucléaires majeurs : Three Mile Island (USA 1979), Tchernobyl (URSS 1986), Fukujima (Japon 2011)… et un chapelet d’autres d’importance variable [13]. Chaque accident n’est pas bénin : effluves radioactives dans l’atmosphère, dans l’eau, dans la nature, etc. Ainsi, le relevé établi par la CRIIRAD [14] en 2016 sur les conséquences de Tchernobyl [15], donc 30 ans après et à 2 000 km de l’accident, fait état pour le césium 137 d’émissions de 30 000 Bq/m2 en Alsace, de 11 000 à St Clair du Rhône, de 2 800 à Saint Genest Malifaux. Or cette radioactivité a déjà été divisée par deux. Certaines denrées en concentrent particulièrement : dans la Loire en 2016, 3 000 Bq/kg sec pour des bolets, 2 700 Bq/kg sec pour des chanterelles... 500 Bq/kg est la norme européenne à ne pas dépasser.
Des zones entières ont carrément été rendues inhabitables durablement : l’accident de Tchernobyl a contraint à l’évacuation de 250 000 personnes depuis une zone d’environ 3 000 km² , à Fukushima c’était 300 000 personnes pour 1 150 km². Les effets à long terme sur la population sont cachées ou délibérément négligées par les autorités : par exemple, les pathologies à la naissance sont mal mesurées , tout particulièrement celles liées à Tchernobyl car étant principalement étudiées … à New York.
La France est le pays qui utilise le plus le nucléaire pour sa production d’électricité.
Il faut noter qu’une centrale nucléaire à l’arrêt n’arrête pas le danger puisque le non-refroidissement du combustible peut entraîner la fusion du cœur du réacteur et donc un accident nucléaire majeur. Ce qui aurait pu se produire à Fukushima puisque les groupes électrogènes ont été noyés. La reproduction d’une catastrophe à la japonaise en France est plausible statistiquement vu le nombre de centrales, et y aurait des conséquences bien plus redoutables : Fukushima est éloignée des grands centres urbains (250 km de Tokyo … qui a pourtant failli être évacué à un moment), alors qu’en France les centrales sont au voisinage de zones très peuplées (Saint Alban est à … 29 km à vol d’oiseau de Saint-Étienne !).
Par ailleurs, la France est le pays qui utilise le plus le nucléaire pour sa production d’électricité (73% actuellement, 2e producteur mondial avec 58 réacteurs), et de très loin. En effet, aux États-Unis (1e mondial avec 100 réacteurs), le nucléaire ne compte que pour 20% de sa production électrique totale. La Chine est souvent citée car c’est elle qui construit le plus de centrales actuellement (48 réacteurs opérationnels et 9 en cours de construction, dont les deux seuls EPR en production à Taishan), mais le nucléaire ne devrait y peser que 7% en 2040.
Le Japon (48 réacteurs) ne produisait que 30% de son électricité par le nucléaire avant l’accident de Fukushima. Brutalement, il a dû cesser toute production. L’actuelle relance n’établit sa part qu’à 3% du total de la production électrique, et les Japonais ont de fait engagé leur reconversion vers des centrales … à charbon (importé de l’Australie voisine), mais aussi de manière moins absurde vers les énergies renouvelables, en forte progression.
Pour la France, l’arrêt simultané de toutes les centrales entraînerait une catastrophe économique d’ampleur, avec l’obligation d’importer au prix fort les trois quarts de l’énergie électrique consommée (alors que le pays exporte selon les années entre 10 et 20% de sa production). Mais, au-delà d’un accident, se pose la question du démantèlement des installations existantes.
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