Lundi 23 septembre, Saint-pierre-de-bœuf (2,5 km de la centrale), 16h
Ça commence par des déceptions. Les chiens n’ont que quatre pattes, les ados rigolent à la sortie de l’école et la moitié des commerces sont à vendre. On se croirait à Sainté ! En plus de ça, la centrale – à l’architecture soviet mais pas atomique – ne fume pas. Tout notre imaginaire nucléaire est déconstruit.
Pas en reste et bien décidé-e-s à rester au plus proche de la fabrique à fission, nous nous dirigeons vers l’un des deux campings jouxtant la centrale : le camping de la Lône. Il propose un accueil touristique ET professionnel, nous imaginions donc croiser dans toutes les allées – et surtout au bloc sanitaire – des travailleuses et des travailleurs du nucléaire. Aucune information particulièrement inquiétante n’est affichée à la réception, nous réservons. Le réceptionniste nous indique que la baignade dans le Rhône et la Lône est interdite et refuse de nous fournir des pastilles d’iode. Le fascicule du camping mentionne quand même :
bien que peu probables, le camping est soumis à des risques d’inondation, des risques nucléaires et des risques d’incendie. In case of problems, do not panic, keep calm, and follow the instructions
À la recherche de l’emplacement idéal, nous tombons enfin sur une pancarte anxiogène :
signalez immédiatement toute anomalie de fonctionnement, notamment celles concernant la sécurité, au numéro suivant.
L’absence de numéro indiqué commence à nous faire regretter cette idée de reportage périlleux. Une odeur chimique et des bruits étranges nourrissent notre angoisse. Une femme, que nous prenons pour une travailleuse âgée du nucléaire, passe entre nous, sac de linge à la main. Ouf ! Nous étions seulement au bloc laverie. Confortablement installé-e-s et tente dépliée, nous décidons de partir à la rencontre des autochtones du nucléaire.
Lundi 23 septembre, Limony (6km de la centrale), 17h30
Seul un bar est ouvert le lundi. Il concentre supermarché, jeux à gratter, télé, flipper et comptoir. France 2 diffuse « affaire conclue », émission sans grand intérêt : un Français normal comme le président normal vend sa vieillerie familiale. Des acquéreurs font monter les enchères, 2,20 le demi, 1800 la pendule. En jetant un œil au flipper à l’effigie de la série américaine « 24 heures chrono », nous nous rappelons à notre reportage et décrochons de la télé. Au zinc, pas d’employé·e·s du nucléaire. Seulement, deux habitués silencieux et un vendangeur. Sur les murs, des affiches de sécurité du XXe siècle. Terrorisme partout, nucléaire nulle part. Les consignes du ministère de l’Intérieur cohabitent avec celles traitant des AVC ou des accidents de la route. Pas plus d’informations atomiques sur le mur qui rassemble les coupures de la presse locale. On y retrouve par contre les inquiétudes du moment : le pont d’Andance fermé, les nouvelles technologies anti-grêle et la nécessité de soutenir la recherche médicale. La TV publique diffuse maintenant « n’oubliez pas les paroles ». On commence à avoir mal à la tête, nos portables sont chargés, nous retournons au camp de base dépourvu d’électricité [1].
Sur la route, on s’arrête à la pharmacie, histoire de passer une nuit sécu. Notre interlocutrice se moque un peu de notre angoisse. Elle non plus ne veut pas nous fournir en pastilles d’iode. Elle trouve quand même une brochure au fond d’un carton : « alerte nucléaire je sais quoi faire ! ». Apparemment, s’il y a un problème on le saura. Une « sirène horrible » est prévue pour ça et des tests ont récemment été effectués, « mais personne n’est allé voir la mairie pour demander ce qu’il se passait ». Des exercices d’évacuations sont régulièrement menés pour déplacer les habitant·e·s à 15 km de là. La commerçante n’est pas convaincue par l’efficacité de cette mesure mais reste confiante : « une centrale ce n’est pas neutre, mais on n’est pas en Russie quand même ». La proximité de la vallée de la chimie pose un rapport aux risques un peu particulier ici. On ne s’inquiète pas trop des petits incidents de la centrale : « je reçois des lettres d’information quand il y a des problèmes mais j’avoue ne pas toujours les lire ». Pour elle, ce qui marque le plus la présence de la centrale c’est les emplois qu’elle crée. Chantage habituel et argument incontournable, selon le dossier de presse de la centrale : 778 salarié·e·s d’EDF et 411 salarié·e·s permanent·e·s d’entreprises prestataires œuvrent au fonctionnement des deux réacteurs (1700 personnes vivent dans la commune). Des chiffres qui ne disent rien, surtout pas de l’exposition des salarié·e·s les plus précarisé·e·s [2].
Mardi 24 septembre, Camping de la lône (2km de la centrale), 7h
Trop tard pour croiser les employé-e-s atomiques à la vaisselle… On a bien croisé Engie mais c’était seulement pour un relevé de compteurs. Il va nous falloir prendre plus de risques et se rapprocher de la centrale.
Mardi 24 septembre, Route de la centrale, Saint Maurice l’Exil (0km de la centrale), 12h30
Sur la route qui mène à la centrale, les employé-e-s retardataires nous doublent pour passer à temps les portiques de sécurité. La centrale est en fait constituée d’une multitude de bâtiments, le tout savamment entouré de barbelés. Deux immenses parkings sont prêts à recevoir les bagnoles [3] des salarié·e·s, les vrai·e·s d’EDF et les sous-traité·e·s. En ce jour de grève nationale contre la réforme des retraites, le « poste d’entrée secondaire » est décoré de deux drapeaux de la CGT-CNPE. On va pouvoir parler avec des collaboratrices/teurs [4], qui plus est grévistes ! On zone devant le sas, ses tourniquets et ses consignes (il est entre autres interdit d’entrer avec une arme à feu ou des explosifs). On immortalise le moment avec quelques clichés, ce qui nous permet une brève rencontre avec un vigile. Les grévistes sont partis à Roussillon et nos photos à la poubelle.
A 200 mètres derrière nous, se trouvent deux maisons. On sonne à l’une d’entre elles. La centrale et les lignes à haute tension se reflètent dans la fenêtre de la cuisine. Une femme s’avance et nous parle à travers le portail. Quand on lui demande ce que ça fait de vivre aussi prêt de l’Installation, elle nous répond « on L’oublie ». La proprio, pragmatique, ajoute : « vivre ici ou à Lyon [5], je crois pas que ça change grand-chose, on est exposés pareil […] De toute façon on a les téléphones, les pylônes, le micro-ondes. Je ne sais pas ce qui est le pire. J’aimerai bien vivre 0 déchet mais bon… On est soumis à tout ça de toute façon […] Tout va bien, les enfants n’ont pas trois yeux et nos légumes ne clignotent pas, on ne stresse pas. » Nous évoquons avec elle le nouveau Plan Particulier d’Intervention. En tant que colocataire de la centrale, elle n’a pour seule consigne que d’aller chercher de l’iode en pharmacie. En bref, ni traitement préventif particulier ni dédommagement pour les voisin·e·s, pas inquièt·e·s pour autant : « je ne suis pas allée la chercher ». La principale contrainte pour elle est celle du bruit, « mais aujourd’hui on n’entend pas les réacteurs ».
Nous continuons sur la « non-route » de Roussillon, à la recherche de la manif. Le bitume serpente entre maisons isolées, champs cultivés, serres, pylônes, objets informes en ciment… Pas grand-chose dans cet étrange décor ne laisse deviner les 71 millions d’€ versés en 2018 par EDF au titre de la fiscalité locale [6].
Mardi 24 septembre, Saint Maurice l’Exil (2km de la centrale), 16h
À Saint-Maurice-l’Exil, nous nous faisons happer par un lotissement et son panneau « voisins vigilants ». Convaincu-e-s que les enjeux sécuritaires sont reliés aux enjeux nucléaires, nous sonnons au hasard pour en savoir plus sur l’origine des vigilances. La femme qui nous répond ne voit pas le rapport avec la centrale. Pour elle, la centralité du nucléaire est plutôt banale : « mon père travaillait à EDF, j’ai toujours habité autour d’une centrale » [7]. Par contre, elle nous parle très vite de la proximité du site Seveso [8] de Salaise-sur-Sanne : « je suis plus inquiète pour la chimie que pour le nucléaire […] on ne sait pas ce qu’ils déversent [...] on n’a jamais été confiné mais on ne sait jamais ce qu’il peut se passer, on l’a bien vu à Toulouse […] quand il y a des feux on est au courant, mais toujours après ». On apprendra plus tard que deux installations classées Seveso seuil haut sont situées à moins de 10 km de l’usine nucléaire [9].
Nous avons eu notre dose d’angoisse, nous rentrons à Sainté en méditant aux rencontres des dernières heures. On ne repart pas tellement inquièt·e·s des 29km (à vol d’oiseau) qui séparent la ville de la centrale. Nous avons appelé le numéro vert mis en place pour la campagne de distribution d’iode 2019 et le standardiste nous a rassuré·e·s. L’extension du PPI « n’est pas lié à un problème spécifique mais à l’écologie ou peut-être à la série Chernobyl ! […] C’est politique mais pas lié à un risque ». Il nous fait comprendre que les mesures prises dans le périmètre ne servent qu’à rassurer les gens les plus proches et qu’il « faudrait distribuer des pastilles à tous les Français et tous les Européens ». Par contre, en allant si près, on aura pris conscience de la multitude de dangers [10] qui nous entourent mais que, lorsqu’on les prend séparément, on tend à minorer.
On reviendra. Sur la route, la tranquillité municipale est troublée : un panneau affiche « cas de typhus sur la commune, pensez à vacciner votre chat ! ».
Quelques dates et repères quantitatifs
1979 : début des travaux
1985 : mise en service
Nombre de réacteurs d’unités de production : 2
5 novembre 2014 : un drone a survolé la centrale durant quelques minutes avant de disparaître. La direction de la centrale a porté plainte. Une enquête a été ouverte. Nous ne connaissons pas ses conclusions.
14 mars 2016 : vols des plans de la centrale. Une enquête a été confiée à la brigade de recherches de Vienne, sans succès. Ce vol est maintenu secret jusqu’au 7 avril 2016 avant d’être révélé par Le Dauphine Libéré Daubé.
Production en 2018 : 13,45 TWh (1 TWh = mille Giga Watt.heure = 1 million de MegaWatt.heure = 1 milliard de KiloWatt.heure)
Mai 2019 : extension du Périmètre Particulier d’Intervention de 10 à 20 kilomètres autour de la centrale. 43 communes et 100 000 Ligérien·ne·s sont concerné·e·s.
Conséquence : des courriers, des réunions d’information et des comprimés d’iode perso à retirer à la pharmacie. Le but : rassurer la population, « non pas du fait d’un accroissement du risque mais dans le but d’améliorer encore la préparation des pouvoirs publics et des citoyens ». Raté, le 27 septembre, le-toujours-mal-nommé-Le-Progrès, à l’occasion d’une enquête dans les pharmacies, témoignait de l’angoisse des habitant·e·s du Gier depuis qu’illes étaient invité·e·s à retirer les comprimés.
Incidents : la liste est longue. Vous pouvez la retrouver sur le site de l’Autorité de Sûreté Nucléaire
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