Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
ANALYSES ET RÉFLEXIONS ÉCOLOGIE - NUCLÉAIRE
ARDÈCHE (07)  
Publié le 17 février 2020 | Maj le 16 juin 2020

24 heures à l’ombre de la centrale – 1er épisode


Le 11 novembre 2019, un tremblement de terre forçait EDF à mettre à l’arrêt la centrale de Cruas (Ardèche) pour vérifications. Plus près de nous, juste de l’autre côté du Pilat, se cache une autre centrale nucléaire. Tout le monde s’en fout. Le Couac non. Reportage à thème paru dans le numéro d’automne dernier.

Lundi 23 septembre, Saint-pierre-de-bœuf (2,5 km de la centrale), 16h

Ça commence par des déceptions. Les chiens n’ont que quatre pattes, les ados rigolent à la sortie de l’école et la moitié des commerces sont à vendre. On se croirait à Sainté ! En plus de ça, la centrale – à l’architecture soviet mais pas atomique – ne fume pas. Tout notre imaginaire nucléaire est déconstruit.
Pas en reste et bien décidé-e-s à rester au plus proche de la fabrique à fission, nous nous dirigeons vers l’un des deux campings jouxtant la centrale : le camping de la Lône. Il propose un accueil touristique ET professionnel, nous imaginions donc croiser dans toutes les allées – et surtout au bloc sanitaire – des travailleuses et des travailleurs du nucléaire. Aucune information particulièrement inquiétante n’est affichée à la réception, nous réservons. Le réceptionniste nous indique que la baignade dans le Rhône et la Lône est interdite et refuse de nous fournir des pastilles d’iode. Le fascicule du camping mentionne quand même :

bien que peu probables, le camping est soumis à des risques d’inondation, des risques nucléaires et des risques d’incendie. In case of problems, do not panic, keep calm, and follow the instructions

À la recherche de l’emplacement idéal, nous tombons enfin sur une pancarte anxiogène :

signalez immédiatement toute anomalie de fonctionnement, notamment celles concernant la sécurité, au numéro suivant.

L’absence de numéro indiqué commence à nous faire regretter cette idée de reportage périlleux. Une odeur chimique et des bruits étranges nourrissent notre angoisse. Une femme, que nous prenons pour une travailleuse âgée du nucléaire, passe entre nous, sac de linge à la main. Ouf ! Nous étions seulement au bloc laverie. Confortablement installé-e-s et tente dépliée, nous décidons de partir à la rencontre des autochtones du nucléaire.

Lundi 23 septembre, Limony (6km de la centrale), 17h30

Seul un bar est ouvert le lundi. Il concentre supermarché, jeux à gratter, télé, flipper et comptoir. France 2 diffuse « affaire conclue », émission sans grand intérêt : un Français normal comme le président normal vend sa vieillerie familiale. Des acquéreurs font monter les enchères, 2,20 le demi, 1800 la pendule. En jetant un œil au flipper à l’effigie de la série américaine « 24 heures chrono », nous nous rappelons à notre reportage et décrochons de la télé. Au zinc, pas d’employé·e·s du nucléaire. Seulement, deux habitués silencieux et un vendangeur. Sur les murs, des affiches de sécurité du XXe siècle. Terrorisme partout, nucléaire nulle part. Les consignes du ministère de l’Intérieur cohabitent avec celles traitant des AVC ou des accidents de la route. Pas plus d’informations atomiques sur le mur qui rassemble les coupures de la presse locale. On y retrouve par contre les inquiétudes du moment : le pont d’Andance fermé, les nouvelles technologies anti-grêle et la nécessité de soutenir la recherche médicale. La TV publique diffuse maintenant « n’oubliez pas les paroles ». On commence à avoir mal à la tête, nos portables sont chargés, nous retournons au camp de base dépourvu d’électricité [1].

Sur la route, on s’arrête à la pharmacie, histoire de passer une nuit sécu. Notre interlocutrice se moque un peu de notre angoisse. Elle non plus ne veut pas nous fournir en pastilles d’iode. Elle trouve quand même une brochure au fond d’un carton : « alerte nucléaire je sais quoi faire ! ». Apparemment, s’il y a un problème on le saura. Une « sirène horrible » est prévue pour ça et des tests ont récemment été effectués, « mais personne n’est allé voir la mairie pour demander ce qu’il se passait ». Des exercices d’évacuations sont régulièrement menés pour déplacer les habitant·e·s à 15 km de là. La commerçante n’est pas convaincue par l’efficacité de cette mesure mais reste confiante : « une centrale ce n’est pas neutre, mais on n’est pas en Russie quand même ». La proximité de la vallée de la chimie pose un rapport aux risques un peu particulier ici. On ne s’inquiète pas trop des petits incidents de la centrale : « je reçois des lettres d’information quand il y a des problèmes mais j’avoue ne pas toujours les lire ». Pour elle, ce qui marque le plus la présence de la centrale c’est les emplois qu’elle crée. Chantage habituel et argument incontournable, selon le dossier de presse de la centrale : 778 salarié·e·s d’EDF et 411 salarié·e·s permanent·e·s d’entreprises prestataires œuvrent au fonctionnement des deux réacteurs (1700 personnes vivent dans la commune). Des chiffres qui ne disent rien, surtout pas de l’exposition des salarié·e·s les plus précarisé·e·s [2].

Mardi 24 septembre, Camping de la lône (2km de la centrale), 7h

Trop tard pour croiser les employé-e-s atomiques à la vaisselle… On a bien croisé Engie mais c’était seulement pour un relevé de compteurs. Il va nous falloir prendre plus de risques et se rapprocher de la centrale.

Mardi 24 septembre, Route de la centrale, Saint Maurice l’Exil (0km de la centrale), 12h30

Sur la route qui mène à la centrale, les employé-e-s retardataires nous doublent pour passer à temps les portiques de sécurité. La centrale est en fait constituée d’une multitude de bâtiments, le tout savamment entouré de barbelés. Deux immenses parkings sont prêts à recevoir les bagnoles [3] des salarié·e·s, les vrai·e·s d’EDF et les sous-traité·e·s. En ce jour de grève nationale contre la réforme des retraites, le « poste d’entrée secondaire » est décoré de deux drapeaux de la CGT-CNPE. On va pouvoir parler avec des collaboratrices/teurs [4], qui plus est grévistes ! On zone devant le sas, ses tourniquets et ses consignes (il est entre autres interdit d’entrer avec une arme à feu ou des explosifs). On immortalise le moment avec quelques clichés, ce qui nous permet une brève rencontre avec un vigile. Les grévistes sont partis à Roussillon et nos photos à la poubelle.

A 200 mètres derrière nous, se trouvent deux maisons. On sonne à l’une d’entre elles. La centrale et les lignes à haute tension se reflètent dans la fenêtre de la cuisine. Une femme s’avance et nous parle à travers le portail. Quand on lui demande ce que ça fait de vivre aussi prêt de l’Installation, elle nous répond « on L’oublie ». La proprio, pragmatique, ajoute : « vivre ici ou à Lyon [5], je crois pas que ça change grand-chose, on est exposés pareil […] De toute façon on a les téléphones, les pylônes, le micro-ondes. Je ne sais pas ce qui est le pire. J’aimerai bien vivre 0 déchet mais bon… On est soumis à tout ça de toute façon […] Tout va bien, les enfants n’ont pas trois yeux et nos légumes ne clignotent pas, on ne stresse pas. » Nous évoquons avec elle le nouveau Plan Particulier d’Intervention. En tant que colocataire de la centrale, elle n’a pour seule consigne que d’aller chercher de l’iode en pharmacie. En bref, ni traitement préventif particulier ni dédommagement pour les voisin·e·s, pas inquièt·e·s pour autant : « je ne suis pas allée la chercher ». La principale contrainte pour elle est celle du bruit, « mais aujourd’hui on n’entend pas les réacteurs ».
Nous continuons sur la « non-route » de Roussillon, à la recherche de la manif. Le bitume serpente entre maisons isolées, champs cultivés, serres, pylônes, objets informes en ciment… Pas grand-chose dans cet étrange décor ne laisse deviner les 71 millions d’€ versés en 2018 par EDF au titre de la fiscalité locale [6].

Mardi 24 septembre, Saint Maurice l’Exil (2km de la centrale), 16h

À Saint-Maurice-l’Exil, nous nous faisons happer par un lotissement et son panneau « voisins vigilants ». Convaincu-e-s que les enjeux sécuritaires sont reliés aux enjeux nucléaires, nous sonnons au hasard pour en savoir plus sur l’origine des vigilances. La femme qui nous répond ne voit pas le rapport avec la centrale. Pour elle, la centralité du nucléaire est plutôt banale : « mon père travaillait à EDF, j’ai toujours habité autour d’une centrale » [7]. Par contre, elle nous parle très vite de la proximité du site Seveso [8] de Salaise-sur-Sanne : « je suis plus inquiète pour la chimie que pour le nucléaire […] on ne sait pas ce qu’ils déversent [...] on n’a jamais été confiné mais on ne sait jamais ce qu’il peut se passer, on l’a bien vu à Toulouse […] quand il y a des feux on est au courant, mais toujours après ». On apprendra plus tard que deux installations classées Seveso seuil haut sont situées à moins de 10 km de l’usine nucléaire [9].

Nous avons eu notre dose d’angoisse, nous rentrons à Sainté en méditant aux rencontres des dernières heures. On ne repart pas tellement inquièt·e·s des 29km (à vol d’oiseau) qui séparent la ville de la centrale. Nous avons appelé le numéro vert mis en place pour la campagne de distribution d’iode 2019 et le standardiste nous a rassuré·e·s. L’extension du PPI « n’est pas lié à un problème spécifique mais à l’écologie ou peut-être à la série Chernobyl ! […] C’est politique mais pas lié à un risque ». Il nous fait comprendre que les mesures prises dans le périmètre ne servent qu’à rassurer les gens les plus proches et qu’il « faudrait distribuer des pastilles à tous les Français et tous les Européens ». Par contre, en allant si près, on aura pris conscience de la multitude de dangers [10] qui nous entourent mais que, lorsqu’on les prend séparément, on tend à minorer.
On reviendra. Sur la route, la tranquillité municipale est troublée : un panneau affiche « cas de typhus sur la commune, pensez à vacciner votre chat ! ».


Quelques dates et repères quantitatifs

1979 : début des travaux

1985 : mise en service

Nombre de réacteurs d’unités de production : 2

5 novembre 2014 : un drone a survolé la centrale durant quelques minutes avant de disparaître. La direction de la centrale a porté plainte. Une enquête a été ouverte. Nous ne connaissons pas ses conclusions.

14 mars 2016 : vols des plans de la centrale. Une enquête a été confiée à la brigade de recherches de Vienne, sans succès. Ce vol est maintenu secret jusqu’au 7 avril 2016 avant d’être révélé par Le Dauphine Libéré Daubé.

Production en 2018 : 13,45 TWh (1 TWh = mille Giga Watt.heure = 1 million de MegaWatt.heure = 1 milliard de KiloWatt.heure)

Mai 2019 : extension du Périmètre Particulier d’Intervention de 10 à 20 kilomètres autour de la centrale. 43 communes et 100 000 Ligérien·ne·s sont concerné·e·s.
Conséquence : des courriers, des réunions d’information et des comprimés d’iode perso à retirer à la pharmacie. Le but : rassurer la population, « non pas du fait d’un accroissement du risque mais dans le but d’améliorer encore la préparation des pouvoirs publics et des citoyens ». Raté, le 27 septembre, le-toujours-mal-nommé-Le-Progrès, à l’occasion d’une enquête dans les pharmacies, témoignait de l’angoisse des habitant·e·s du Gier depuis qu’illes étaient invité·e·s à retirer les comprimés.

Incidents : la liste est longue. Vous pouvez la retrouver sur le site de l’Autorité de Sûreté Nucléaire

Notes

[1Si près du risque nucléaire et contraints de payer l’électricité ! On a opposé notre refus de manière non-violente et on s’est dit qu’il valait mieux vivre à Saint-Gal où la Badoit est gratos pour les Baldomérien-ne-s.

[2« ‘‘Fatigués d’être méprisés’’ au détriment de la sécurité, les sous-traitants du nucléaire se mobilisent », Basta Mag, 17 septembre 2019, disponible sous : https://www.bastamag.net/sous-traitants-nucleaire-centrale-EDF-Orano-dose-radioactivite-conditions-de-travai-securite-reacteurs-uranium.

[3Bagnoles tout ce qu’il y a de plus banal et de XXe siècle. EDF met seulement à disposition « sept véhicules électriques pour les salariés habitant en cité EDF à plus de 5 km du site, dans le cadre d’un dispositif de covoiturage d’entreprise. Elles remplacent des navettes thermiques, dans une démarche plus économique et écologique » (Rapport développement durable – site de Saint-Alban Saint-Maurice, EDF).

[4On ne parle plus de salariat dans la Start Up Nation.

[5Déso, on avait pourtant dit qu’on venait de Sainté…

[6Propagande de presse op.cit. En fait si, les 71 millions ruissellent un peu. Le territoire est en mode du nucléaire et des jeux : selon le site de la mairie, « ce qui caractérise surtout Saint-Maurice-l’Exil, ce sont ses complexes culturels et sportifs : Aqualône (centre aquatique), la salle omnisports, le boulodrome, la médiathèque et la ludothèque ».

[7Ce reportage a été réalisé deux jours avant l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen.

[8Suite à la catastrophe de Seveso en 1976, les États européens ont réalisé qu’il était nécessaire de renforcer le contrôle des pouvoirs publics sur les activités industrielles présentant des risques technologiques majeurs. Une grande directive, la Seveso 3 aujourd’hui, oblige ainsi lesdits industriels à faire de la prévention, de la communication et du recueil d’informations. 1 127 usines sont classées Seveso en France, dont 140 en Rhône-Alpes. Les sites sont répartis en deux catégories”‰ – « Seveso seuil bas » et « Seveso seuil haut » – en fonction de la quantité de matières dangereuses produites ou stockées. 8 grosses install’ sont ainsi classées Seveso à Salaise-sur-Sanne, dont six en seuil haut pour des activités de ce type : pétro-chimie, chimie phytosanitaire, industrie des gaz, fabrication et stockage d’engrais, dépôt de produits chimiques et pétroliers.

[9Paul Reuss, indique dans L’épopée de l’énergie nucléaire : une histoire scientifique et industrielle que ces sites Seveso ont une distance d’effet supérieure à la distance qui les sépare de la centrale.

[10Dans son livre « Le nucléaire, c’est fini ! », La parisienne libérée propose de remettre en question la notion de « risques ». L’enjeu n’est pas de savoir si la probabilité d’accident est forte ou faible mais de prendre en considération cette probabilité. Le « danger » renvoie historiquement à l’empire/la puissance qui menace. Considérer le danger c’est sortir des calculs et de l’expertise du nucléaire et chercher des moyens de s’organiser face à lui. Cf. https://lundi.am/Le-nucleaire-c-est-fini.


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