La collapsologie [1], entendue comme l’étude de l’effondrement passé, présent et futur des civilisations et des moyens de s’y préparer, prétend vouloir élever sa prophétie à la hauteur d’une discipline scientifique. Comprendre à la hauteur d’une écologie sérieuse !
Ce terme, instigué par Pablo Servigne et Raphael Stevens en 2015 [2] renvoie, selon ses auteurs à « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » [3].
Si cette notion s’apparentait initialement selon ses auteurs) une plaisanterie, chemin faisant leur volonté a vite été celle de l’extraire du registre du divertissement grand public (littérature et films de science-fiction par exemple) pour la placer dans le giron des approbations institutionnelles et académiques.
En effet, il y a tout un cheminement, une préparation du substrat, avant que de tels concepts n’éclosent, et la collapsologie semble bien avoir bénéficié d’un contexte favorable à sa mise en lumière, tant son succès public et médiatique est sans équivalent dans le courant de la décroissance. Ainsi, on pourrait tout à fait parler d’engouement autour d’une question qui à priori reste peu réjouissante. C’est alors que des tribunes, dans les journaux, la presse spécialisée ou grand public, à la radio, mais aussi des conférences, des émissions, des vidéos sur internet, relaient abondamment les discours effondristes.
Son succès peut être mesuré sous plusieurs angles :
- la préparation en amont de tout un imaginaire catastrophiste par la littérature, le cinéma de grande diffusion (hollywoodien), la télévision, les séries à succès.
- l’accaparement par les médias de cette « lucidité scientifique » au goût du jour, qui mêle préoccupation écologique, crise politique, répercussions chocs et immédiates sur l’existence humaine, (bouleversements imminents, guerre, catastrophe climatique effondrement de la civilisation,…) en d’autres mots la psychologisation ciblée par la peur, qui constitue une pratique médiatique bien rodée. Un discours qui fait donc à la fois les affaires des médias de masse, et des gouvernants.
- Son discours est légitimé et porté par une élite scientifique en continuité du club de Rome, tous experts des questions de l’effondrement, disposée à vendre sur catalogue un panel de conseils de gouvernance résiliente aux dirigeants politiques, comme au ministère de l’Économie et à l’Élysée où ils ont été invités à présenter leur collapsologie comme le montre la websérie Next [4].
- La collapsologie bénéficie d’un succès éditorial notoire alors que la pertinence même du point de référence de tout cela, l’ouvrage de l’auteur américain Jared Diamond traduit en français en 2006 sous le titre Effondrement, comment les société décident de leur disparition ou de leur survie, n’était pas exempte de profondes remises en cause, notamment de la part de chercheurs spécialistes des sociétés évoquées dans l’ouvrage pour qui « l’auteur instruit à tort le procès de sociétés anciennes plutôt que de dresser celui des sociétés capitalistes modernes » [5].
- Au-delà des approximations d’un auteur à succès, le discours effondriste tente d’insérer ses critiques dans un temps éminemment plus large, replaçant les problématiques actuelles des conditions d’existence de l’humanité à l’orée de l’apparition de la vie sur terre. Si à première vue on ne peut qu’approuver une prise de distance et une remise en cause des effets destructeurs de notre organisation sociale, politique et économique sur notre environnement naturel et sur nos rapports sociaux, et si on peut voir d’un bon œil ce qu’un rapprochement sensible avec la nature pourrait induire sur notre présence au monde, il n’en résulte pas moins une approximation historique qui laisse sceptique.
« Retrouver le sol, le terrestre, implique aussi de retrouver notre histoire commune avec les autres habitants de la planète. […] pour retracer l’histoire de l’apparition de la vie, ramenons ces 4.5 milliard d’années à une années de calendrier.[…] la révolution industrielle, celle qui nous préoccupe tant […] représente la toute dernière seconde de cette année cosmique. […] ce récit permet de revoir entièrement notre manière très anthropocentrée de raconter l’Histoire (avec un grand H mais dans une toute petite seconde) [6]. »
Rivé à la fois sur un futur obstrué par les crises, avec comme climax l’effondrement généralisé, et tourné vers la recomposition d’un « méga-récit » où l’histoire moderne des sociétés industrielles complexes ne serait qu’un détail dilué dans un flot historique incommensurablement plus vaste, le discours effondriste aide moins à comprendre les raisons profondes (historiques-politiques-sociales) de l’effondrement qu’à alimenter l’inéluctabilité de la prophétie catastrophiste. Et ce n’est pas sans alimenter et entretenir la confusion.
En effet, en occultant le processus historique des deux derniers siècles dont notre société porte outrageusement les stigmates, les « effondrementalistes » se défaussent du legs de l’histoire, et tentent de faire peau neuve d’une pensée critique que certains estiment engoncée dans « l’impasse anticapitaliste ». C’est notamment le postulat de Vincent Mignerot qui relativise le rôle prépondérant du capitalisme dans la destruction du milieu vital, analysant que le capitalocène est réducteur et que le problème est plus profond [7]. Mignerot rappelle que les conditions de la vie sont essentiellement liées à la capacité de capter l’énergie pour alimenter un métabolisme, que l’on parle des premières bactéries, des êtres vivants plus complexes ou des êtres humains organisés en société. À partir de là, on comprend bien comment il serait facile de justifier les logiques capitalistes d’accaparement des ressources, ainsi que les comportements humains qui en découlent afin d’assouvir en énergie, les besoins de l’humanité. Et de replacer cette organisation culturellement construite dans la logique d’une continuité de l’histoire.
Pour appuyer les thèses d’un effondrement, les essayistes et théoriciens vont puiser dans les « données quantitatives issues des sciences naturelles effectuant des glissements vers les sciences sociales en étudiant la société comme un « écosystème » où tout est imbriqué. Cette idée qu’il existerait des déterminismes sociaux découlant des lois de la nature, revient en réalité à naturaliser l’ordre social existant c’est-à-dire à neutraliser la charge critique qu’implique le constat du désastre pour la société actuelle. » [8]
Or, en ramenant un regard historique sur des échelles très larges on se défausse des problèmes éminemment contemporains, on minimise les souffrances, les effets destructeurs, le désastre déjà là et en cours du capitalisme industriel et de son garde-fou néolibéral, on normalise toutes ses formes de récupération et de redéploiement, on occulte ses effets irrémédiables sur le milieu vital, les rapports sociaux de domination, l’organisation du travail, l’aliénation croissante de l’existence humaine… Au moment même où le capitalisme technologique est en cours de recomposition, exploitant dans son ensemble la crise écologique.
D’un autre côté, les collapsologues se laissent aller de leurs analyses lucides et responsables affirmant que l’effondrement du capitalisme entraînerait, une succession de catastrophes prises dans des situations inextricables, identifiées sous le nom de « prédicament » [9]. Il serait probablement plus judicieux d’admettre que « le discours sur l’effondrement est un sujet aporétique, qu’il ne mène nulle part au niveau politique » (V. Mignerot). Puisque tout est lié et qu’un effondrement en entraînerait une succession d’autres, la collapsologie préconise de s’adapter. Dans une logique de gestion des nuisances, plus que dans celle d’une résistance individuelle et collective dans les luttes politiques et sociales face à la domination et à l’injustice, face aux désastres déjà en cours, il s’agirait plutôt de se conformer à l’ordre des choses existant en anticipant l’évolution future et en se préparant en conséquence. Savoir s’adapter, être résilient et flexible sont autant d’injonctions qui reflète l’impératif néolibéral d’une société rivée à la croissance économique et à l’innovation technologique.
Et Mignerot d’affirmer qu’il ne peut y avoir « déconnexion totale de l’enrichissement, même extrême, des privilégiés, du niveau de vie des peuples. Cette déconnexion entre les avantages obtenus par la majorité de la population et la richesse, parfois dénuée de sens des plus puissants pourrait n’être due qu’à une analyse lacunaire de ce qui rend possible cet enrichissement » [10].
Annonçant l’effondrement sans remettre en questions les causes profondes, la collapsologie au moins sur certains points, embrasse parfaitement les discours du pouvoir. En émettant une critique politiquement superficielle de neutralisation voir d’aplatissement elle cherche à s’arroger la complicité du plus grand nombre.
« la fin de ce monde annonce de grands décloisonnements et des alliances improbables. Qui ne comprend pas cela, qui s’en offusque ou qui ne le souhaite pas se prive de pas entier de la vie. C’est-à-dire en premier lieu de la survie » [11].
La collapsologie travaille davantage sur la pédagogie de la catastrophe et élabore son postulat sur un protocole de guérison qui se déploie en succession de phases distinctes. (deuil, colère, peur…) Elle porte des nouvelles inquiétantes mais donne les clés pour les surpasser. Elle invite à la réconciliation des antagonismes en invitant tout le monde à participer à la création d’un grand récit émancipateur commun. Cependant « l’émancipation ne passe plus par le développement de l’esprit critique, mais par la reconnaissance d’une fragilité constitutive et d’une interdépendance généralisée » [12].
Finalement cet escamotage de la « toute petite seconde » ressemble davantage à une ruse concertée qui donne de l’eau au moulin du progressisme technologique faisant la part belle à la réadaptation du capitalisme industriel afin d’orienter les récits d’une (pas si) nouvelle vision du monde. C’est ainsi qu’il peut y avoir malaise chez les colapsologues à reprendre une critique frontale d’un système auquel ils croyaient et dont ils bénéficiaient encore il y a peu. Un système qui pourrait encore, après quelques ajustements, pouvoir tous nous amener à un « happy collaspe ». C’est bien ce que sous-entend l’idée de deuil. Le « deuil d’une vision de l’avenir ».
« En effet, commencer à comprendre puis à croire en la possibilité d’un effondrement revient finalement à renoncer à l’avenir que nous nous étions imaginé. C’est donc se voir amputés d’espoirs, de rêves et d’attentes que nous avions forgés pour nous depuis la plus tendre enfance, ou que nous avions pour nos enfants. Accepter la possibilité d’un effondrement, c’est accepter de voir mourir un avenir qui nous était cher et qui nous rassurait, aussi irrationnel soit-il. Quel arrachement ! » [13]
L’effondrement se lit donc avant tout dans la prise de conscience puis dans l’acceptation d’une dépossession des avantages que le système promettait … à une certaine catégorie de la population ! Car l’avènement d’un happy collapse préconisé par Servigne et Stevens ne semble pas être prévu pour celles et ceux vivant d’ores et déjà l’effondrement. Si l’on retient la définition donnée par le militant écologiste Yves Cochet « il s’agit d’un processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne seront plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. » Soit, précisément, ce que vivent déjà des centaines de millions d’êtres humains : 821 millions de personnes sous-alimentées ; 1 milliard de personnes vivant dans des bidonvilles ; 2,1 milliards sans accès à des services d’alimentation domestique en eau potable [14].
La collapsologie constitue une porte d’entrée critique sur le capitalisme et la croissance, mais elle ressemble davantage à une porte biaisée, en forme de trompe l’œil. C’est pourquoi elle doit être combattue notamment au niveau des idées. En effet son manque de perspective historique l’éloigne de la compréhension des problèmes de fond ce qui incite José Ardillo à préciser que « la société devrait être questionnée même si la menace d’un effondrement disparaissait ». Alors qu’une critique écologiste radicale s’emploierait à critiquer le désastre déjà en cours et à remonter à la logique qui l’a produit et non pas à envisager un point de basculement pour ensuite concevoir une renaissance miraculeuse par l’entraide et la permaculture.
Dès lors, il semble opportun de mettre en avant des concepts de l’écologie sociale de Murray Bookchin par exemple, rappelant que « La domination qu’exercent les riches sur les pauvres, les hommes sur les femmes, les vieux sur les jeunes, se prolonge dans la domination que les sociétés fondées sur la hiérarchie exercent sur leur environnement. Et de même que ces relations de domination aliènent les personnes, c’est-à-dire détruisent ou réduisent leur potentialité humaine, de même ces sociétés hiérarchiques détruisent la nature. Mener une politique écologique appelle donc une mutation des rapports politiques au sein de la société : protéger la nature suppose l’émancipation sociale. » [15]
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