Plus un régime est autocratique, plus l’évolution politique de l’État en question se trouve dépendante de l’individu qui est à sa tête. Ce constat entraîne une conséquence notable : plus un régime est autocratique, plus il offre une cible claire et ostensible à celles et ceux voulant mettre à bas l’autocratie. Et s’il est un régime particulièrement autocratique durant le XIXe siècle, c’est bien la Russie tsariste. L’organisation sociale de la Russie est à l’époque de type féodale, et le servage, esclavage qui cache son nom, est alors toujours largement pratiqué. Ainsi, dans le code russe de l’époque, il est clairement spécifié que « les serfs terriens (État/privés) sont considérés comme des accessoires immeubles (Art. 235) ». Or, au milieu du XIXe siècle, sur les 62,5 millions habitants de l’Empire russe, 23,1 millions ont le statut de serf. C’est dans ce contexte qu’émerge la pensée socialiste et révolutionnaire en Russie, une pensée qui choisira de répondre à la violence de l’État par la lutte politique, mais aussi la violence révolutionnaire, l’action directe sans concession contre la haute aristocratie ou le Tsar. Si de nombreux groupes et partis socialistes, révolutionnaires, anarchistes existent en Russie, c’est surtout Narodnaïa Volia (Volonté populaire), et ensuite le Parti Socialiste Révolutionnaire (SR) qui furent les principaux acteurs du terrorisme révolutionnaire russe.
Alexandre II le réformateur dans une Russie absolutiste et esclavagiste
Alexandre II, celui qui tombera sous les bombes anarchistes, était paradoxalement l’un des tsars les plus ouverts et les plus progressistes de l’histoire russe. C’est pourquoi il se voit généralement attribué le pseudonyme « le Libérateur » après avoir proclamé par un oukase (décret) la liberté personnelle des serfs le 19 février 1861. L’oukase règle tout d’abord le statut juridique des paysans : ces derniers deviennent des « sujets ruraux libres ». Ils ne peuvent plus être vendus, achetés ou échangés ; mais s’ils sont libres dans leur vie privée, les serfs libérés n’ont toujours pas accès à la propriété de la terre. Même si le décret ouvre bien le rachat de la terre par les paysans, les prix sont largement en faveur des propriétaires, et rend le rachat impossible pour la plupart des paysans.
En 1864, le Tsar crée les zemstvos, des assemblées élues au suffrage indirect, qui reçoivent la responsabilité du budget local, de l’instruction publique, de la construction des routes et des ponts et de la création de dispensaires, ce qui va permettre une modernisation du pays et un début de démocratisation sommaire.
Mais les réformes incomplètes ne changent rien aux fondements autocratiques de l’État. La révolte polonaise de 1863-1864 démontre que le pouvoir d’Alexandre II est encore total, et qu’il compte bien se maintenir par la force face à toute contestation. La Pologne, qui avait été découpée en trois entre Prusse, Autriche et Russie en 1815 après l’effondrement de l’Empire Français de Napoléon et ses alliés (dont la Pologne), se soulève en 1863 en vue de retrouver son indépendance. La répression est horrible, des dizaines de milliers de morts, et autant de dizaines de milliers de polonais et lituaniens déportés vers les fins fonds de la Sibérie. Après cette date, les réformes se font plus rares et concernent surtout l’organisation de l’armée russe, tandis que la censure se renforce, et que le pouvoir se referme.
Narodnaïa Volia et la chasse au gros gibier
Lors de sa constitution le 26 août 1879, l’organisation Narodnaïa Volia décide de faire de l’assassinat d’Alexandre II son objectif prioritaire, son « programme immédiat ». Plus largement, le programme du mouvement est simple : « Substituer à la volonté despotique d’un seul la "volonté du peuple" ». La nécessité du recours au terrorisme est le fondement de l’organisation, mais le mouvement n’envisage donc pas de prendre lui-même le pouvoir après la chute du régime tsariste : il prévoit uniquement la formation d’un gouvernement provisoire et l’élection d’une Constituante. Le but premier de Narodnaïa Volia n’est donc pas de prendre le pouvoir, mais de lui couper la tête.
Le Comité exécutif décide d’avoir recours à l’explosif plutôt qu’au pistolet ou à l’arme blanche, moyens qui se sont révélés trop aléatoires et imprécis par le passé. Le 12 septembre, le Comité exécutif se proclame « société secrète totalement autonome dans ses actions ». Aussitôt, plusieurs attentats quasi simultanés sont élaborés. Il y aura pas moins de cinq tentatives d’assassinats sur la personne du Tsar en moins de 2 ans (le 18 et 19 novembre 1879, 5 février 1880 et le 16 août 1880).
Nullement découragés par les échecs précédents, les terroristes de Narodnaïa Volia préparent un nouvel assaut. On commence par observer minutieusement les déplacements du souverain dans la capitale. Tous les dimanches, Alexandre II passe au manège Mikhaïlovski, après quoi il se rend souvent chez son épouse morganatique Catherine Dolgorouki en passant le long du canal Catherine. L’observation révèle deux points de passage obligés, quel que soit l’itinéraire emprunté par l’empereur. Le comité exécutif prend la décision d’attaquer simultanément ces deux emplacements (Malaïa sadovaïa et canal Catherine), et prépare minutieusement l’attentat. Ainsi, la Malaïa sodovaïa sera minée, et quatre conspirateurs seront armés de bombes, prêts à intervenir si d’aventure l’empereur choisissait un autre itinéraire. En cas d’échec, Jeliabov interviendra, munit d’un poignard et d’un révolver. Franco Venturi soulignera d’ailleurs que « ce n’était plus un attentat, mais une action de guerre de partisans, menée avec la volonté de réussir à tout prix ».
Sofia Perovskaïa, militante et organisatrice
Mais le 27 février, coup de théâtre. Jeliabov est arrêté dans une pension de la Perspective Nevski. Ancien accusé du procès des 193, il est aussitôt reconnu par la police. Son rôle de maître d’œuvre de l’attentat est aussitôt ré-endossé par sa compagne Sofia Lvovna Perovskaïa (en russe : Софья Львовна Перовская). Sofia Lvovna est née le 1er septembre 1853 à Saint-Pétersbourg dans une famille aristocratique de haut fonctionnaire. Son père, Lev Nikolaïevitch Perovski fut lieutenant-gouverneur de Pskov, lieutenant-gouverneur de la province du gouvernement de Tauride et gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg (alors capitale de l’Empire). Elle est une parfaite représentante de l’intelligentsia russe qui décide de "trahir" sa famille et sa classe sociale pour rejoindre les rangs des nombreux groupes et courants révolutionnaires de l’époque (comme par exemple Pierre Kropotkine).
Suite à l’arrestation de son compagnon, elle reprend les rennes de l’organisation de l’attentat, et continue la mise au point d’un plan minutieux qui ne laisse que peu de chance au tsar de s’en sortir vivant. Le lanceur n°1 est Nikolaï Ivanov Rysakov, propagandiste dans les fabriques de Saint-Pétersbourg. Le plan initial prévoit que la première bombe serait jetée par Ryssakov. Le lanceur n°2 est Ignati Joakimovitch Grineviski, noble, étudiant à l’institut de technologie et totalement voué à la cause révolutionnaire. Le lanceur n° 3 est Timofeï Mikhaïlovitch Mikhaïlov, et le lanceur n°4 est Ivan Panteleïmonovitch Emelianov, étudiant et sympathisant du mouvement depuis 1879. Tous sont volontaires, même s’ils sont parfaitement conscients qu’en tant que lanceurs de bombe artisanale, ils n’ont presque aucune chance de s’en tirer vivants.
Les bombes sont préparées dans la nuit du 28 février au 1er mars dans l’appartement de Véra Figner et d’Isaev. Dans la soirée, alors qu’il s’apprête à déclencher la mine, qui doit vraisemblablement le tuer également, Frolenko entame tranquillement une bouteille de vin et un saucisson. À Véra Figner qui reproche de « tels penchants matérialistes chez un homme qui doit bientôt mourir », l’artificier rétorque qu’« en de telles circonstances, un homme devait être maître de toutes ses forces ». Le jour J, les bombes seront distribuées par Sofia Perovskaïa qui guette l’arrivée du tsar, et c’est elle qui doit donner le signal de l’attaque via un mouchoir.
Ton amie, c’est la chimie !
Le dimanche 1er mars 1881 (ou le 13 mars 1881 selon le calendrier grégorien), peu après 14 heures, Alexandre II termine sa visite au manège Mikhaïlovski et se dirige vers le canal Catherine. Au signal de Sofia Perovskaïa, les trois lanceurs de bombe prennent leur place. La première bombe ne touche que l’arrière du traineau impérial, laissant l’empereur une nouvelle fois indemne. Au lieu de fuir, ce dernier fait arrêter le traineau et veut porter assistance aux blessés. À un officier qui ne l’avait pas reconnu et qui lui demande si l’empereur était blessé, Alexandre II répond « Grâce à Dieu, je suis sain et sauf ». Ryssakov, qui vient d’être arrêté, donne une fausse identité à Alexandre II et le menace : « C’est peut-être un peu tôt pour remercier Dieu. ». Alexandre veut alors regagner son traineau. Quelques pas plus loin, une seconde explosion soulève un nuage de fumée et de neige. Quand il se dissipe, Alexandre est retrouvé ensanglanté, adossé à un garde-fou du canal. Près de lui, Grineviski, l’assassin, a été tué dans l’explosion. Alexandre II est alors emmené au palais, défiguré, perdant son sang, pied droit arraché, pied gauche fracassé. Il agonise et meurt une heure plus tard. Les deux explosions ont fait trois morts et vingt blessés.
Sofia Perovskaïa fut arrêtée le 10 mars 1881 (22 mars 1881 dans le calendrier grégorien) et condamnée à mort par pendaison le 3 avril 1881, avec Andreï Jéliabov (son compagnon), Timofeï Mikhaïlov et Nikolaï Kibaltchitch, formant ensemble les Pervomartovtsi (Ceux du 1er mars, date de l’attentat pour le calendrier julien russe). Sofia Lvovna Perovskaïa fut la première femme russe pendue pour raison politique. Le correspondant d’un journal allemand Kölnische Zeitung écrit : « Sofia Perovskaïa témoigna d’un courage remarquable. Ses joues conservaient le même teint rose, et son visage, toujours sérieux, sans la moindre trace de quelque chose feinte, plein de courage et sans vrai limite du sacrifice de soi. Son regard était clair et calme, il n’y avait pas l’ombre d’aucune affection ». Leur pendaison publique eut lieu le Vendredi saint 3 avril 1881 sur la place Sémionovski, devant une foule de 100 000 personnes.
Narodnaïa Volia est décapitée par la répression. L’Empire russe se fige dans la réaction. À peine deux mois après la disparition de son père, le nouveau souverain Alexandre III fait publier le "Manifeste du 29 avril 1881", dans lequel il fait savoir qu’il entend maintenir inchangé le régime autocratique de l’Empire russe. Le 14 août 1881, on annonce la création d’une nouvelle organisation de la police de sécurité : l’Okhrana, une des plus moderne et efficace police politique de l’époque.
Une traditon russe qui perdure au sein des Socialistes Révolutionnaires (SR)
Narodnaïa Volia détruite par la répression, il faudra quelques années pour que le socialisme révolutionnaire non-marxiste se réorganise en Russie. Il faudra ainsi attendre un certain temps pour revoir une nouvelle vague d’attentats révolutionnaires visant les dirigeants de l’Empire de Russie. Le 28 avril 1902, Dmitri Sergueïevitch Sipiaguine, alors ministre de l’Intérieur, est assassiné au Palais Marie par l’étudiant Stepan Balmachov. Lors de l’instruction du jeune socialiste révolutionnaire, les juges découvrent que ce dernier n’est pas un simple fanatique et qu’il n’a pas commis son forfait seul, mais qu’il appartient à une organisation de lutte révolutionnaire. Stepan Balmachov refuse cependant de révéler la composition du groupuscule auquel il appartient, ni le nom de l’organisation dont il est membre.
Suite à l’assassinat de Dmitri Sipiaguine, Viatcheslav Plehve est nommé comme nouveau ministre de l’intérieur. Celui-ci encourage les pogroms de 1903 et dissout le syndicat de la police pour mieux la contrôler. La même année, Plehve rencontre à Saint-Pétersbourg Theodor Herzl, l’un des principaux fondateurs du sionisme, le nationalisme antisémite de Plehve trouvant dans l’idéologie sioniste de Herzl un bon moyen de se « débarrasser » des juifs de Russie. Plehve devient une cible évidente pour les révolutionnaires. Il survit à une attaque en 1903, deux en 1904 avant de tomber lors de l’attentat à la bombe commis par Igor Sazonov le 15 juillet 1904. L’attentat est organisé et revendiqué par l’Organisation de combat des SR du Parti socialiste-révolutionnaire. Ce parti était né à Berlin en 1901 pour prendre la suite de Narodnaïa Volia, et il sera, lors de la révolution russe de 1917 et la guerre civile qui s’en suit, l’un des principaux opposants aux bolcheviks de Lénine.
Quelques années plus tard, en pleine révolution russe, les socialistes-révolutionnaires qui sont farouchement opposés au traité de Brest-Litovsk, assassinent le comte Wilhelm Mirbach, ambassadeur d’Allemagne en Russie, le 6 juillet 1918. Le 7 juillet, les SR de gauche organisent une insurrection à Moscou, décidée le 24 juin par le Comité Central de l’organisation afin de mettre fin à l’ascension politique et militaire des bolcheviks qui concentrent de plus en plus autoritairement tous les pouvoirs. La principale force rebelle est commandée par Dmitry Ivanovich Popov, SR de gauche et membre de la Tchéka. Environ 1 800 personnes participent à l’insurrection. Le Kremlin est bombardé par l’artillerie. Les centres téléphoniques et télégraphiques sont occupés mais le gouvernement bolchevique réprime l’insurrection. Tous les délégués SR de gauche du congrès sont arrêtés, ainsi que les membres du comité central des SR de gauche, et leur presse est interdite. Le soulèvement est réprimé en moins d’une journée par les troupes fidèles aux bolcheviks menées par Antonov-Ovseyenko et Podvoisky. Suivra une répression systématique contre les socialistes-révolutionnaires qui rejoindront les rangs des anti-bolcheviks, soit avec Nestor Makhno et les anarchistes ukrainiens, soit en tentant de maintenir leur structure de façon clandestine. Certains adoptent des méthodes terroristes, comme Fanny Kaplan qui tente d’assassiner Lénine le 30 août 1918. Ils finiront totalement écrasés à mesure que les bolcheviks s’assureront les pleins pouvoirs, mettant fin au terrorisme anarchiste en Russie, et le remplaçant par le terrorisme d’Etat.
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