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COVID-19
Publié le 3 avril 2020 | Maj le 23 avril 2020

Virus corporation - Chapitre 2


Suite de Virus corporation 1 :
Chapitre 2 : « je n’avais jamais senti ce soleil... »

Le virus n’a cessé de me parler dans ma nuit ; « je ceci, vous cela, blablabla ». Mon crâne brûle, tel un nouveau soleil. Au matin, quand j’ouvre les yeux, je ne reconnais plus rien. Le monde autour de moi me semble un organisme étrangement familier, et pourtant j’y découvre tout. Impossible de savoir qui de moi ou de cette planète est le plus méconnaissable. Le ciel est d’un bleu sans tâche.
Une sonnerie de téléphone, ignore-la. Mon souffle est court. Mon corps lui-même a muté, infecté comme tant d’autres à travers les paysages et les objets. Tout à explorer depuis lors ; en commençant par les frissons, la fièvre, les migraines et cet étouffement spécifique du sternum qui dialoguent avec moi.

Rien de spécifique dans l’étouffement, voyons, ça ressemble à tes angoisses. Je ressemble à vos peurs. Vous refusez de l’admettre, car vous ne voyez en moi qu’infection.Vous refusez de limiter ce que vous projetez sur moi ; je ne suis qu’un simple virus. Protéiforme, certes, mais en rien démoniaque, ni même visant à vous décimer.

Mon souffle est vraiment court.
Ne te laisse pas avoir. Ce n’est qu’une infection respiratoire de la famille des grippes. Ce n’est qu’une infection respiratoire de la famille des grippes.
Il me faut quelques heures pour accepter mon état, bien sûr ; puis finir par me saisir de mon cellulaire résigné pour contacter le service médical. Une voix affable se love dans mon tympan. Elle y reste un quart d’heure. S’enquiert de mon état. Me décrit une liste de symptômes dont je suis heureux de ne pas subir le dixième ; une liste effrayante. Questionne l’oppression de mon étouffement, de mes courbatures.

Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre douleur ?

La voix ne peut pas garantir de diagnostic à distance bien sûr, vous comprenez. Elle m’administre trois grammes de posologie standard et me souhaite bon courage pour l’avenir. Mais qu’est-ce qui va m’arriver, du coup ? Personne ne peut le prédire, cela dépend, vous verrez bien...
Je n’ai aucune démarche à effectuer pour le remboursement ni l’arrêt de travail. La voix remplit tout. Plus besoin de traverser la ville grelottant de fièvre mettre le papier marron dans une boîte aux lettres ; de toute façon, l’acheminement du courrier semble une pratique des anciens mondes infectieux. On fera parvenir l’ordonnance à ma pharmacie, il me suffit d’en donner le nom. Le serveur s’occupe de tout, via le cerveau central. Le virus a déjà tout changé, jusqu’à modifier les flux et fonctionnement des administrations.

Je n’ai rien fait, rien changé, je n’ai pas ce pouvoir, c’est vous qui vous transformez à une vitesse sidérante. Votre médecine gouverne par ordonnance. Vos cellules d’élite décident et tranchent de manière chirurgicale. Vous mutez bien plus radicalement que je ne progresse. C’est à croire que vous n’attendiez que cela. Vous vous adaptez à moi dans un splendide darwinisme numérisé. Mais quel type de survie obtiendrez vous ainsi, hein ?

Un soleil fier inonde nos solitudes. Je n’avais jamais vu un tel printemps. Près de la moitié de l’espèce humaine est assignée à résidence derrière des écrans, tout comme moi. Les médias disent « confinéE ». Moi, je n’ai plus aucun droit de sortie. C’est normal, je suis infecté. Mon téléphone sonne. Je dois prévenir que j’ai contracté le virus. Prévenir au boulot, prévenir les gens que j’ai croisés ces derniers temps, que j’aurais pu contaminer, prévenir mes proches cloîtréEs. Mes yeux embués n’en reviennent pas de me voir entouré d’un pays où tout le monde a accepté. Sans grand heurt, dans l’incrédulité. Je viens d’une civilisation disparue, où LA peur de l’autorité de l’état résidait dans l’enfermement. LA punition suprême depuis qu’on ne décapitait plus. Le cœur de LA peur. Ma fièvre frissonne. Sonnerie de SMS. Cette sentence de séquestration, bien sûr contestée parfois, pouvait connaître des aménagements : assignation à résidence, interdiction de sortie à des heures données, soumission aux contrôles policiers. Mes yeux n’en reviennent pas de voir une sœur quasi-jumelle de cette peine, étendue à un peuple entier, par simple décret. Une sonnerie de téléphone, encore. Vivre enferméE sous perfusion de sa propre frousse. Accepter de déléguer ses choix, tant on est déjà prisonnierE d’un grand piège molletonné.

Vous avez accepté vos internements respectifs sans même réagir au sein de la lutte sociale qui oppose vos organes. Vos cellules d’élite ont choisi, via leurs budgets d’équipement et de personnel, que vous n’accéderiez pas aux soins ni à la prévention, à moins d’être proches de crever. Dans un sursaut d’orgueil, ces cellules s’en sont tenues à l’essentiel, préférant sacrifier des membres plutôt que tolérer la propagation de la gangrène. Tout organisme, ainsi pris de court, sacrifie partie pour préserver la vie des organes qu’il considère indispensables à ses yeux. Ici présent : les organes décisionnaires. Et tant pis pour les autres.

Le peuple se range à l’État d’Urgence, qu’il soit sanitaire ou militaire, quand une nouvelle forme de terrorisme le vise sans qu’il comprenne pourquoi. L’organisme atteint l’unité quand chaque individu se sent intimement pointéE du doigt. Une attaque sans cible évidente aux yeux de la majorité. On ne capte pas en quoi, car il ne vise rien de précis ; et c’est qu’il vise nos fondements, donc partout.

Je ne vise pas vos fondements, je vis vos fondements. M’y épanouis, m’y étends, m’y déplace et y règne sans combattre, de toute la splendeur de ma couronne, ma corona. Je suis votre urgence, je vous mets dans tous vos états. Mais, à nouveau, c’est bien votre espèce qui a créé cette panique. Je ne crois pas représenter un tel danger au niveau global... Après tout pour l’instant, je n’ai tué que 0,00006% de votre population, pas de quoi provoquer un tel affolement, il me semble.

Un soleil doux et apaisant irradie par la vitre. Je n’avais jamais vu ce soleil. Je rêve de le toucher, d’en calmer mes frissons glacés. Je n’ai aucune autorisation de sortie. Sauf en cas d’aggravation du mal. Pour être chargé à l’hôpital, hurlant de toux, uniquement. Je suis un pestiféré, laissé de côté à la sortie du village, abandonné par ma communauté.

Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre douleur ?

Toute maladie isole, hein, pourquoi ai-je le sentiment que c’est nouveau cette fois-ci ? J’ai froid aux mains... D’où vient cette peur latente alors que je me sens sûr de guérir ? J’ai pourtant plus peur du confinement que de la maladie...

Ma fièvre augmente et mes voisins applaudissent ses pics à 20h. Quand j’atteins les 40°, je les entends sortir leurs casseroles. C’est gentil à elleux de me soutenir, car je sais que la nuit va encore être longue. Je ne dors quasiment pas. Flagada soin soin. Le flou du monde devient opaque. Un migraine électrique est plantée dans mon hémisphère droit. Je conscientise ma respiration. Et le téléphone sonne encore... encore... encore... cette verrue durcit la corne sur mes lobes auditifs. Je n’ai jamais reçu autant de messages de soutien, d’attention, de tendresse. C’est à rendre jalouses les autres maladies que j’ai connues. Ma dernière trachéite brûlait mon air et m’avait fait pleurer de douleur dans l’indifférence majoritaire, méprisée qu’était cette pauvre bichette... Mais là , je vis la pandémie. L’horreur dont parle les médias, l’expérience de l’inconnu, LA responsable du confinement ; et je suis le premier à y passer autour de moi. Un peu comme le mâle aîné de la famille a le droit à tous les égards. Alors qu’à ma suite, on dira « ah, t’es malade aussi, toi ? Vous êtes beaucoup ces jours-ci. Tu tousses un peu, ou pas trop ? », de la même manière qu’on dit « ah, t’as eu une deuxième fille, mais c’est super, dis donc... ».

Vos écrans et micros sont vos outils de soins, remplacent masques et gants. Vous y insufflez votre humour, votre amour, votre haine de moi. Vos peurs accumulées y prennent soin de vos autres, en embrassades digitales. Vous le faites manière compulsive car le soin prodigué par relais satellite est le seul médicament auquel vous avez accès pour traverser mon épreuve. Une blague vidéo n’a jamais guéri personne. Mais dans le vide qui vous fait face, vous sentez confusément qu’elle est la seule aide que vous pouvez vous apporter. C’est bien peu, cultivez-le.

Mais, si j’ai droit à des égards, j’ai aussi des contraintes. Comme celle de devoir apaiser l’angoisse de voix amies, qui sont convaincues des complications qui peuvent m’advenir. Les voix du soigneur sont impénétrables. On peut cracher du sang 10 jours après la première fièvre. On peut mourir à 16 ans, fais pas trop le fier. Je suis sûr que tu prends pas ta température. On ne sait pas ce qui peut arriver. Fais attention, s’il te plaît... Je t’en supplie, repose toi bien.
Ne te laisse pas avoir. Ce n’est qu’une infection respiratoire de la famille des grippes. Ce n’est qu’une infection respiratoire de la famille des grippes.
Cela demande de la concentration de garder, à 39,5°C, une voix rassurée, rassurante ET apaisée, face aux flots déchaînés d’angoisse, projetés sur ton propre état. On a d’abord l’impression d’être envoyé seul en mer dans une barque, abandonné par la médecine aveugle, puis d’être livré à l’aggravation climatique de la peur panique générale. Sombre et orageuse. Ma nuque est douloureuse ce matin.
Es-tu sûr de bien te soigner ? Non, bien sûr, qui le serait ?
Est ce que tu perds l’odorat ? Non, mais je perds le sens des choses et je ne reconnais plus rien ; ça compte ?
Je me force un peu à répondre à mes proches, même dans l’épuisement, ne sachant plus vraiment si cela m’ôte des forces ou m’en donne. Je sais que ça n’est pas leur faute. Je sais que le matraquage anxiogène et débilisant, indispensable à l’acceptation de nos peines d’enfermement, et causant tant de peines de cœur, est la cause de nos hantises. Il ne peut que nous atteindre quelque part. On a toujours des peurs à aviver. Éloignez vous les unEs des autres. Je sais que certaines personnes sont confinées seulEs, qu’il me faut en prendre soin. Que ce n’est que le début de l’aventure dans ce nouveau monde...

Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre douleur ?

A tout prendre, l’angoisse des proches, de mes « numéros préférés », m’évite au moins de douter de mon état. J’entends ma maladie dans leurs timbres moites. J’ai très chaud. J’essaie de ne pas me plaindre, de me dire que j’ai de la chance de vivre ce que je vis. Que d’autres en mourraient sans aucun doute. Que c’est mieux que ce soit moi. Que je n’ai ni asthme ni antécédent immunitaire. Cela fait six jours que la fièvre n’a pas cessé, on s’y habitue presque. Mais je ne sais plus quoi croire de ce que je perçois. J’ai de la chance de vivre ce que je vis. Après tout, je ne suis que « Â probablement positif au Covid », vient de me dire la voix médicale. Je ne suis pas dépisté, je ne suis pas vérifié, je ne suis pas dans les chiffres. Seules les personnes hospitalisées le sont. Ma maladie n’existe pas. J’ai froid. Mais j’ai encore 14 jours de potentiel contaminant après la fin des derniers symptômes. Encore 14 jours où je dois être extrêmement vigilant. Pourquoi toujours le chiffre 14 ? Ne pas contaminer. De ma maladie qui n’existe nulle part, et ne sera sans doute jamais officiellement comptée. Je suis épuisé.

Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre douleur ?

(Lö Avorton)


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