ACTA : Pourrais-tu expliquer les raisons qui t’ont motivé à concentrer tes travaux sur l’Algérie, notamment sur la période de décolonisation lors de laquelle le peuple s’est insurgé contre l’occupation du territoire par l’État Français ?
Mathieu Rigouste : J’organise mes travaux autour de la cartographie des systèmes de domination, j’essaie de fournir des outils pour les luttes sociales qui s’y opposent. Ayant grandi en banlieue parisienne, un des premiers angles d’attaque, ça a été de comprendre d’où venaient ces formes de ségrégation et ces discriminations à l’intérieur même des classes populaires, pourquoi nous n’étions pas égaux et ce qui nous empêchait de changer les choses. J’ai enquêté notamment sur les appareils répressifs, de surveillance, de contrôle… Et cette socio-histoire de l’ère sécuritaire montre le rôle fondamental des formes de domination coloniales sur la reproduction et la transformation des sociétés impérialistes.
Concernant la France, les guerres coloniales puis néocoloniales ont fonctionné et continuent de fonctionner comme de grandes forges pour la restructuration des technologies de pouvoir. La guerre d’Algérie joue un rôle central dans ce processus historique, car c’est aussi le moment où a été fondée la Ve République : par la guerre intérieure, avec une Constitution organisée pour pouvoir mener la guerre intérieure, et donc avec des réflexions sur le contrôle total de la population par des moyens militaro-policiers. Tout ça a constitué le laboratoire de la Ve République, mais aussi le centre de formation d’une grande partie de ses élites au cours des premières décennies. Mais c’est aussi tout le contingent qui a été envoyé faire la guerre aux colonisé.e.s en lutte pour leur libération, c’est à dire toute une génération d’hommes qui ont été formés et transformés par l’emploi industriel d’une violence contre-révolutionnaire, coloniale, virile et raciste.
Dans tes ouvrages précédents, tu remarques qu’une évolution dans la gestion des corps, en particulier des personnes issues de l’immigration coloniale ou post-coloniale, s’accompagne d’une gestion économique, c’est-à-dire une économie de la violence, qui se traduit par des formes moins explicites et plus pernicieuses. Qu’est-ce qui t’a amené à constater cette économie et quelles en sont les raisons ?
Je me suis intéressé par exemple au simple fait qu’à certains moments, habiter dans les quartiers populaires, exister dans la rue, sans rien faire d’autre que d’ « être là », suppose de subir et de résister à des interventions policières féroces et répétées. J’ai vu qu’elles prenaient des formes de plus en plus puissantes sur le quotidien des habitant.e.s à mesure que s’accroissaient la précarisation et les inégalités, notamment avec l’arrivée puis la multiplication des armes dites « intermédiaires » ou « sublétales ». J’ai essayé de suivre les forces qui pouvaient déterminer, motiver, ces violences d’État dans des situations où apparemment il ne se passe rien du tout. Qu’est-ce qui peut alimenter la dotation en armes de ces unités, le fait qu’elles soient amenées à s’en servir de plus en plus régulièrement et qu’on ouvre les cadres juridiques, judiciaires, pour qu’elles puissent intervenir de manière de plus en plus féroce, de plus en plus régulière, de plus en plus quotidienne, de plus en plus locale ?
Très rapidement on voit qu’il y a tout un tissu économique, industriel, financier, derrière tout ça, qui profite du déploiement sécuritaire en général.
Et en observant, en comparant les différentes sociétés impérialistes, notamment celles qui sont en première ligne dans le marché des industries de défense et de sécurité, on voit qu’elles sont structurées autour de l’exploitation générale des classes populaires mais aussi autour de l’oppression raciste d’une partie de ces classes exploitées, bannies socialement et spatialement. À l’intérieur même de ce schéma d’oppression et d’exploitation conjuguées, les femmes racisées des classes populaires subissent une condition de sur-domination et de sur-exploitation. Ce régime de domination à plusieurs vitesses est généralement lié à une forme de ségrégation sociale et spatiale dans des quartiers pauvres, des bidonvilles ou des campements et des prisons de toutes sortes… Pour produire et reproduire ce système de dominations conjuguées, on observe que des institutions, des appareils, des industries se spécialisent dans la coercition, la surveillance, le contrôle, la répression et l’oppression quotidienne. Ces puissances-là sont en première ligne dans le développement de technologies de savoir et de pouvoir liées à la colonialité intérieure et à des manières de faire la guerre « dans la population », à l’intérieur du territoire.
À mesure que les luttes et les recherches avancent, nous voyons de mieux en mieux que toute la société capitaliste, sa police et son armée, ses prisons et sa forme d’État sont structurées autour de différents régimes de colonialité conjugués historiquement avec la domination raciste et le patriarcat.
Auparavant, ton approche s’orientait principalement autour d’un travail d’archivage, qui t’a permis de restituer la manière dont le contrôle social de la population en Algérie a pu influencer les méthodes de la contre subversion en France et dans le monde. Dans ta nouvelle enquête, qu’est-ce qui t’a amené à prendre le contre-pied, en t’intéressant aux processus de résistance des groupes sociaux dominés ?
J’essaie d’utiliser les sciences sociales pour fabriquer des outils qui permettent aux luttes sociales de construire elles-mêmes leurs armes. Notamment en travaillant sur les rapports de domination et sur les dominants, donc en faisant aussi attention à ce que les outils des sciences sociales ne soient pas eux-mêmes reproducteurs de rapports de domination, comme ils peuvent l’être assez régulièrement si on ne les questionne pas.
Du coup dans L’ennemi intérieur, mon premier livre tiré de ma thèse, j’avais fait le choix de travailler principalement sur l’Armée et les doctrines militaires, pour essayer de cartographier la manière dont le pouvoir militaire a déployé des doctrines de guerre dans la population qui influencent l’évolution des doctrines de contrôle des quartiers populaires, des migrants, des luttes sociales et des mouvements révolutionnaires.
Dans La domination policière j’ai essayé de voir comment tout ça se traduisait dans l’évolution des formes d’encadrement policier, notamment des quartiers populaires, mais aussi des lieux d’enfermement et des frontières. À partir de ce moment-là j’ai été obligé de constater que le pouvoir répressif évoluait aussi en fonction de ce à quoi il s’affrontait. On ne pouvait pas comprendre ce qui se passait sans observer aussi le fait que dans les quartiers populaires notamment, mais aussi dans les lieux d’enfermement, il y avait aussi des savoirs qui se construisaient et se transmettaient, des intelligences collectives créatrices, des expertises du territoire, des connaissances en terme d’auto-défense, des capacités de contre-attaques : une multiplicité de savoirs liés à toutes ces confrontations et qui évoluent constamment. Du coup on ne pouvait pas comprendre les transformations des sociétés sécuritaires, sans regarder aussi ce que faisaient les dominé.e.s, leur manière de résister et de créer de nouvelles pratiques. Mais alors il faut réussir à enquêter en regardant ce que font les dominés sans reproduire un rapport de domination dans la forme d’enquête et sans se positionner « au-dessus » de manière prétendument neutre. Pour répondre à ce problème, j’enquête sur les dominations en les observant depuis les luttes des dominé.e.s et en assumant de participer aux résistances collectives pour les faire s’effondrer.
Au cours de toutes mes recherches sur la contre-insurrection et sur le système sécuritaire je suis tombé plusieurs fois sur les événements de décembre 1960 en Algérie. En général on parle du « 11 décembre 1960 », qui évoque une immense manifestation à Alger le dimanche 11 décembre. Mais on assista en fait à un mouvement de révolte sociale massif qui a débordé l’ordre colonial dans un grand nombre de villes à travers toute l’Algérie pendant presque trois semaines.
Et là, encore une fois, ce qui m’intéresse c’est d’utiliser les outils des sciences humaines et sociales pour comprendre comment les appareils de répression et le modèle de contre-insurrection ont été submergés par des milliers de manifestant.e.s misérables, trois ans tout juste après la « bataille d’Alger », dont l’armée française prétendait qu’elle avait permis d’écraser définitivement la rébellion algérienne. En enquêtant aux côtés des témoins et en croisant leurs récits avec les archives, on observe que ce schéma de pouvoir n’a pas dysfonctionné mais qu’il a été saboté collectivement. Par milliers, venus des quartiers ségrégués, les colonisé.e.s algériennes et algériens ont réussi à s’auto-organiser pour ruser, contourner, se confronter et déborder à la fois le modèle répressif et l’ensemble de l’ordre colonial. Et tout au long de cette séquence, on observe la présence centrale des misérables en général, des femmes et des enfants en particulier.
J’ai essayé d’établir des rapports coopératifs avec les témoins que j’ai retrouvés, en leur donnant accès à toutes les raisons pour lesquelles je menais cette recherche, en présentant mon rapport personnel à l’Algérie, en restituant les avancées, les premiers témoignages, ce que je trouvais dans les archives, en présentant les raisons de mon enquête, en assumant ma tendresse pour le sujet… et du coup on a partagé toutes ces choses-là pour essayer d’intégrer tous les savoirs des témoins et des participants à la compréhension de ce qu’il s’est passé. Il a fallu croiser des récits parfois contradictoires avec les archives et toutes les sources que j’ai pu collecter. J’ai utilisé des outils venus des sciences sociales tout en essayant de penser avec les récits dominés, pour essayer de construire une analyse critique fondée sur de l’enquête populaire.
Ton enquête prend pour ancrage les débordements survenus le 11 décembre 1960 en Algérie, où le peuple algérien a mis en échec l’armée française, peux-tu nous en dire plus sur ce choix à la fois méthodologique et historique ?
La sociohistoire populaire et l’enquête populaire en général tentent de comprendre ce qui dans le passé a structuré le présent, elles permettent ainsi de fabriquer des moyens d’intervenir dans le monde contemporain pour le changer.
Cette enquête m’a conduit vers une multiplicité de pratiques mises en œuvre pas les colonisé.e.s algériennes et algériens pendant cette séquence et qui découlent elles-mêmes de pratiques de résistance quotidiennes dissimulées tout au long de l’histoire coloniale. Des formes de lutte rarement considérées comme politiques au plein sens du terme ont pourtant eu un impact profond sur le bouleversement des rapports de force dans la situation impériale. Et encore une fois, le rôle central que semblent avoir joué les femmes en décembre 1960 s’inscrit dans la longue histoire de leur place décisive dans l’auto-organisation des résistances populaires quotidiennes.
Pendant cette séquence, dans les quartiers enfermés par les forces militaires et policières, les Algériens et les Algériennes ont créé des centres de soin clandestins, des cantines populaires gratuites dans la rue, les portes des maisons restaient ouvertes pour accueillir les manifestant.e.s blessé.e.s ou en fuite, il y a avait des pratiques d’entraide face à la répression pour permettre aux gens de se cacher et de disparaître, il y a avait une gestion collective des journalistes étrangers, une prise en main collective et politique des enterrements… en fait on voit que les strates les plus exploitées et opprimées des classes populaires se sont appropriées progressivement des savoirs mis en œuvre par les appareils « politico-militaires » de la Révolution et les ont articulés aux pratiques de résistances populaires transmises tout au long de la colonisation.
Quelles leçons tirer de la lutte de libération du peuple algérien pour les révolutionnaires d’aujourd’hui et ceux de demain ?
C’est aux luttes sociales de dire quelles leçons elles veulent en tirer ou non. De mon point de vue, on peut remarquer que la contre-insurrection arrive depuis l’origine à se servir des formes hiérarchiques, verticales, autoritaires, des cadres, des chefs etc. Il semble qu’elle a en revanche beaucoup plus de mal à avoir de la prise sur les formes horizontales et notamment sur les résistances populaires, quotidiennes, locales.
Cette enquête montre aussi que la prise en masse des rues, la révolte générale et le soulèvement ne sont pas des irruptions spontanées, mais les fruits de processus longs. Du coup penser un processus révolutionnaire c’est le penser à travers des décennies, voire des siècles, de résistance populaire. Et donc ça veut dire aussi, pour les révolutionnaires, participer à l’auto-organisation de la vie quotidienne, mettre en place des moyens de s’autonomiser au quotidien dans le quartier, dans la rue et dans la communauté. C’est notamment de là qu’ont surgi les puissances révolutionnaires en décembre 1960. Dans les récits des témoins, on voit comment ces surgissements ont été préparés, répétés, expérimentés, tout au long de la colonisation. Ce sont des résistances permanentes qui incorporent des savoirs, qui évoluent, qui se transforment et qui, à un moment, prennent la forme du surgissement, mais qui constituent aussi des bases pour construire une autre société.
Décembre 1960 raconte aussi que pour transformer complètement une société, l’insurrection ne peut être qu’un commencement. Les rapports de domination se remettent en place si les classes dominées n’ arrivent pas à s’auto-organiser pour mettre en pratiques une autre société dotée de moyens concrets pour empêcher qu’ils soient remis en place.
Quelques jour après le 11 décembre 1960, Ferhat Abbas, le dirigeant du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) appelle lui-aussi les Algériens à rentrer chez eux, à cesser de manifester, à quitter la rue, et à laisser la direction du FLN négocier l’indépendance et mettre en place l’État algérien. Par ce même geste ce sont aussi les femmes qui sont renvoyées de la rue vers l’espace domestique. Mais la direction du FLN n’est pas écoutée, les manifestations continuent et de nouveaux soulèvements ont lieu jusque début janvier 1961, à Tiaret par exemple. On voit ainsi l’État ressurgir en réinstallant différents régimes de pouvoir sur la rue, sur les classes populaires et sur les femmes.
Les rapports sociaux de domination s’instituent par la dépossession des corps, des territoires et des temporalités, par l’empêchement des formes de vie autonomes. Cette séquence montre que la rue, le quartier et la communauté ont été des champs de bataille importants dans la guerre de libération algérienne. C’est là que les classes populaires ont pu s’entraîner, se préparer, apprendre à s’organiser au quotidien, parfois avec et parfois sans le soutien d’Organisations politiques, c’est depuis là qu’elles ont pris en main le processus révolutionnaire et qu’elles se sont constituées en « peuple insurgé ». C’est là encore qu’elles ont commencé à expérimenter une société libérée de la domination coloniale.
Il me semble que les révolutionnaires peuvent participer à libérer le territoire des rapports de domination qui le construisent, notamment en prenant part quotidiennement à l’auto-organisation des résistances populaires pour transformer la rue, le quartier et la communauté, en y inventant des moyens concrets d’empêcher le fonctionnement et la restauration de ces rapports de domination et en y faisant exister à la place, des formes de vie égalitaires et émancipatrices. Il me semble qu’il y a là une base à partir de laquelle fonder des moyens de coopération et de coordination internationales entre expériences d’auto-défense populaire et formes d’auto-organisations révolutionnaires.
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