Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
MÉMOIRE URBANISME - GENTRIFICATION - TRANSPORT / VIE DES QUARTIERS - INITIATIVES
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 11 juin 2019 | Maj le 6 juillet 2020

Récit de l’histoire des centres sociaux et des politiques culturelles


Alawa Bakha a été directeur d’un centre social à Terrenoire. Aujourd’hui retraité, il est aussi intervenant à l’Université sur la vie associative en anthropologie et développement local et fait partie des administrateurs du Crefad Loire.

Est-ce que tu peux nous raconter un peu d’histoire des centres sociaux à Saint-Étienne ? D’où ils viennent, à quoi ils servent, et comment ils ont évolué à travers le temps ?
Je suis resté 34 ans sur un centre social. En gros, les centres sociaux font partie du paysage stéphanois depuis une soixantaine d’années. Ils appartiennent à un courant, plutôt marqué par le catholicisme social. La fédération des centres sociaux est née dans les années 20 et a toujours côtoyé d’autres courants associatifs, comme le mouvement des amicales, plutôt marquées par leur appartenance et leur affiliation au Parti communiste – un communisme qui a toujours été fortement ancré au niveau local d’ailleurs. On peut aussi parler des maisons de quartier, qui étaient plutôt à l’initiative de la mairie.
Les objectifs des centres sociaux, c’est large, mais on pourrait d’abord dire participer au développement local d’un quartier – ça, faudrait préciser ce qu’on entend par développement – et, surtout, je dirais, accroître le pouvoir d’agir des habitants. On peut dire qu’un virage a été pris au début des années 80, à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir.
Car à partir de ce moment-là des dispositifs nouveaux se mettent en place : en 81 il y a eu par exemple les stages d’insertion pour les jeunes, et ça passait par nous, donc d’un seul coup on a vu s’accroître nos budgets. Globalement, ce sont des années où il y a eu pas mal de création de postes, des rénovations. Un nouveau groupe de professionnels voit donc le jour, qui deviennent aussi les interlocuteurs principaux des élus. Et, à force d’être instrumentalisés, en tout cas d’être soutenus et quand même orientés, ces équipements sociaux, comme les centres sociaux, ont perdu leur part de politique. On devenait de plus en plus des obligés, on a progressivement dû faire de la gestion. La dimension d’employeur d’un côté et de service de l’autre va prendre le pas. Et les bénévoles se sont progressivement désengagés.

Quelles étaient les activités concrètes des centres sociaux à tes débuts, quand ils étaient particulièrement investis par des jeunes militant.es comme tu disais ?
Le souci premier en fait c’était qu’il existe un lieu où il fait bon vivre dans le quartier. Ça correspond aussi aux moments, en tout cas à partir des années 50, des barres HLM, des grands ensembles. Mais y’avait rien dans ces nouveaux quartiers. Et la loi obligeait à cette époque à offrir au milieu associatif des m² sociaux, c’était dans les plans : on construit 200 logements, on fait une école, et il y avait des m² sociaux, et c’était aux habitants de s’organiser pour occuper ces espaces-là  ; dans d’autres quartiers c’est venu après.

Dans ces m² associatifs, il n’y avait pas d’attentes précises, concernant ce qui devait se faire, ou ne devait pas se faire, surtout concernant les manières de faire des choses avec les habitant.es ?
Il n’y avait aucune injonction. La mairie avait peu d’emprise sur ces espaces-là, du moins au début. Et c’est les gens qui ont créé les associations et qui y ont fait ce qu’ils voulaient bien en faire. Là-dessus la forme centre social se mariait bien avec leurs envies en général, donc ça se faisait comme ça. Donc oui, les activités, pour certains il y avait pas mal d’activités pour les enfants : crèche, ateliers divers, tous ces besoins-là. Pour les adultes, ça pouvait être de faciliter les échanges culturels entre les gens, les communautés arrivant dans les quartiers, ça pouvait être, accueillir des artistes, organiser un carnaval, le don du sang, mais aussi des choses qui s’imposaient à nous : faire de la prévention des addictions par exemple, en tout cas en parler, savoir vers qui se tourner. À certains endroits il y avait un engagement militant revendiqué contre l’office HLM par exemple, quand les conditions d’attributions étaient discriminatoires. C’était des associations de locataires qui prenaient appui sur un centre social pour s’organiser, pour contrecarrer les politiques d’attribution de logements, pour revendiquer ou discuter la gestion de certains espaces communs. Il y a eu des grèves de loyers aussi, des trucs comme ça. Il y a eu des occupations de l’inspection académique pour protester contre des fermetures de classes. C’était du militantisme local centré autour de préoccupations locales.
De 77 à 83, c’était une municipalité de gauche, donc on a eu des subventions de fonctionnement – mais c’était une subvention globale, il n’y avait pas de mot d’ordre, pas d’évaluation, pas d’injonction à l’utiliser dans tel ou tel sens. Le maître mot dans les centres sociaux, c’était l’animation globale, personne n’était spécialisé sur cette tranche d’âge ou celle-ci, on ne recevait pas d’argent pour ce type de projet précis, on faisait à partir de ce qu’il y avait, des besoins et des envies les plus simples, quotidiennes, on partait de là. Au fil du temps, cette notion d’animation globale a été remise en cause, c’est-à-dire qu’on a commencé à nous reprocher qu’on ne savait pas ce qu’on faisait ; en tout cas la mairie trouvait ça trop flou.

Donc c’est ça que vous allez commencer à entendre ? On va vous demander de clarifier ce que vous faites, de rendre des comptes à la municipalité ? Est ce que de gens vont voir venir le truc, en se disant que ça allait mettre un coup au quotidien des centres sociaux ?
Ben oui, nous on n’a jamais cessé de le dire, quand ces discours-là sont arrivés. La fonction des centres sociaux, c’est de s’appuyer sur ce qui émerge du terrain, c’est de faire émerger la parole des habitants. Et ça, on peut pas l’anticiper, on ne doit même pas le deviner, donc on n’a pas a priori à décider de ce qu’on va faire dans ces lieux-là. Et donc là oui, il y a des logiques et des vocabulaires différents qui voient le jour. Et résister contre ça, c’était d’abord, pour nous, se battre pour que, dans les conditions d’agrémentation d’un centre social, soit maintenue ce qu’on appelait l’animation globale, et pas de l’animation spécifique.
Se retrouver face aux changements de vocabulaire, incivilité, parentalité, adolescence, projet, comment des nouveaux mots s’imposent, avec leur financement, les professionnel.les qui vont avec et puis d’un coup ça devient un problème public qu’il faut savoir gérer…
Et oui, il y a eu toute une segmentation, bien précise, de ce qui existait avant. Surtout, le mouvement, c’était celui de transformer de la qualité en quantité, il a fallu mesurer et évaluer tout ça. Tu vois, un animateur ou un éducateur qui travaillait auprès de huit jeunes tout au long de l’année (parce que y’en avait huit qui venaient), on lui a dit, « ben c’est pas suffisant, d’abord, faut fournir la liste de jeunes, puis identifier ton public, identifier leurs besoins, de façon à cibler les financements » – c’est l’époque des missions locales aussi. Et puis, sur la jeunesse par exemple, on nous a demandé d’être le relais des préoccupations politiques sur l’emploi. Le caractère éducatif devait s’orienter vers l’emploi. On nous a demandé de faire en sorte que les jeunes soient employables, mais c’était pas notre truc, et les jeunes venaient pas pour ça à la base.
Tout ça, c’est des dispositifs : identification des publics, ciblage des politiques publiques, des acteurs pour mener à termes ces politiques, donc c’est ça qui va changer les centres sociaux.

Tu dirais que la charge politique, le fond et l’héritage politique de ces lieux-là se désagrègent à ce moment ?
Oui. Nous on a toujours tenté de préserver cette dimension politique, mais ça été compliqué, et puis complexe par rapport aux subventions desquelles on dépendait fortement. En même temps c’était pas notre truc non plus, on était là pour les gens. Nous, notre point de départ c’était : « on fait émerger la parole des habitants, on est soucieux de ce qui se passe dans le quartier, et forcément ça peut devenir politique ».
Début 80, pendant des émeutes à Lyon, y’a un centre social à Vaulx-en-Velin qui avait été brûlé. Donc gros questionnement quand même, « comment se fait-il que ? ». Et effectivement, pour toute une génération, les équipements de proximité c’était plus des lieux engagés, avec des interlocuteurs sur qui on peut compter, mais ça devient des relais des pouvoirs publics qui ont pour seules préoccupations de pacifier le quartier.
Le discours aussi, dans les quartiers les plus misérables, c’était « il faut prouver sa citoyenneté, on est pas citoyen de fait, il faut participer pour ça ».

Là, il y a les ateliers du quartier « cœur d’histoire », la nouvelle dénomination du quartier qui va de la Charité à la médiathèque de Tarentaize. Il y a eu une réunion publique d’information, où les gens présents, c’étaient des blancs, plutôt aisés, en tout cas ça ne reflétait pas du tout un quartier, plutôt pauvre, avec une population plutôt maghrébine. Donc il y a des dispositifs comme ça, que la mairie appelle de la démocratie participative, mais les habitant.es dans leur ensemble, n’y vont pas tous. Toi, tu as vu ça arriver ?
Oui, nous le bilan qu’on avait fait, de tous ces conseils de quartier dit participatifs, c’était en gros que ... enfin on résumait ça de manière très triviale, c’était accessible à l’homme blanc de plus de cinquante ans. Il y avait très peu de femmes, très peu de jeunes, peu de personnes issues de l’immigration. En fait c’était surtout des propriétaires qui venaient, alors c’est sûr que les enjeux n’étaient plus les mêmes. Ils avaient d’autres préoccupations : celui-là voulait des trottoirs plus larges, lui voulait circuler en voiture ici, donc nous on a remarqué que, concernant la politique de la ville, ce sont les aménagements urbains et ce genre de questions qui ont pris le pas. Au début, en gros, on avait connu une enveloppe de la ville, de la région, du conseil général (un pot commun qu’on appelait « politique de la ville ») qui se partageait entre 50% pour le social, donc ça c’était nous, les centres sociaux, et autres bien sûr, et 50% d’aménagement – ça jusque dans les années 90. Et au fil du temps c’est devenu plutôt 80% pour les aménagements urbains. C’est ça qui est devenu le signe d’une ville qui se porte bien. Ils ont aussi voulu démolir les grandes tours, nettoyer un peu la ville, et ça coûtait très cher, donc les municipalités, les régions se sont progressivement désengagées des politiques sociales concrètes. Alors, pour beaucoup de travailleurs sociaux, l’idée a été de trouver un juste milieu, à la fois continuer d’être le relais des politiques publiques pour survivre, et renouer avec les habitants du quartier. Mais un tas de choses se sont perdues en route, les gens ont pris l’habitude de s’adresser à un équipement de quartier comme ils s’adresseraient à une crèche municipale, comme un service, l’appropriation de ces lieux-là ne s’est plus du tout faite spontanément, les gens se sont de moins en moins engagés. Et puis, il y a eu des labellisations des équipements, et le fonctionnement sur appel à projet (par contraste avec les subventions globales du départ) a fait émerger une sorte de mise en concurrence des équipements les uns avec les autres.

Dernière question, concernant les équipements qu’on voit apparaître aujourd’hui, notamment sur les quartiers réhabilités par l’EPASE mais aussi en lien avec les activités de la Cité du Design, dans la rue de la Ville, autour de la Cartonnerie, ou dans le quartier Saint-Roch actuellement... Pour le coup le signifiant « d’éducation populaire » est pas mal utilisé. Illes ont l’air de vouloir jouer un rôle assez similaire à tout ce que tu viens de raconter, mais dans les faits, les référents culturels qu’illes implantent apparaissent un peu hors-sol, par rapport au quartier. On a plutôt l’impression qu’on les fait venir ici avec des idées, a priori assez précises (en gros, refaire la façade du quartier en investissant les rez-de-chaussée, mais pour y installer des commerces). Qu’est ce que tu en penses ?
Bon alors, ces initiatives-là d’abord, il faut dire que ce sont des trucs assez précaires, enfin je crois. Le nombre de contrats aidés, de services civiques qu’il y a là-dedans est très important, donc ça témoigne déjà du retrait de la ville, de l’état d’un certain engagement, de son soutien pour des équipements importants, et surtout pérennes. Ensuite, c’est sûr qu’à la tête de ces initiatives-là, on retrouve des gens qui ont un certain niveau d’étude, qui ont un master, etc. Un certain capital quoi, pour se présenter devant des élus, monter un dossier ; c’est des professionnels. Après, de plus en plus, l’ancrage territorial ne se fait plus à partir des habitants mais à partir d’un réseau où on trouve quelques militants, des artistes, des gens qui ont un projet. Sociologiquement on se retrouve dans cette tranche de population qu’on appellerait les bobos, la petite bourgeoisie intellectuelle mais sans que ce soit péjoratif – d’ailleurs moi je le suis devenu en quelque sorte – mais on a plus tout à fait la même vision du quartier, ça c’est sûr. Et c’est eux plutôt qui s’y retrouvent dans ces associations. Autre chose. Je pense, par rapport à la manière dont ces associations ou initiatives agissent, c’est qu’elles arrivent avec un impératif de visibilité. Elles doivent prouver leur utilité et donc c’est quand même ça qui préside à leur activité. Et, ce qu’on peut leur reprocher peut-être, qu’elles le veuillent ou non, elles sont le relais des politiques publiques. Et des trucs comme le Mixeur tout ça, bon là c’est une mode, ça fait jeun’s, décalé, innovant, ça correspond bien à l’image que le maire veut donner de la ville de Saint-Étienne. Mais je pense qu’il s’y passe des choses qui les dépassent, qui se font malgré elles, des rencontres, des échanges...


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