Interview de Jean, Gilet jaune stéphanois
Comment tu t’es retrouvé embarqué dans ces histoires de Gilets jaunes ?
J’étais un esclave du système et je voyais qu’il y avait de plus en plus de gens qui souffraient de ce système et qui étaient détruits par lui ; quand j’ai vu que les gilets jaunes prenaient une dérive un peu plus contre le système capitaliste, plutôt que sur la taxation de l’essence, ça devenait intéressant pour moi. J’ai eu l’impression de l’émergence de quelque chose : un mouvement hors syndicats, hors partis politiques… ça émergeait naturellement, du plus profond des entrailles du peuple et ça m’a attiré.
Tu avais déjà milité avant ?
Jamais. Après, j’ai des convictions politiques ; mais je me suis jamais mis dans un parti ou autre.
Tu es allé sur les ronds-points, aux manifs…
En fait, j’ai fait les deux ! Au début, j’ai fait les ronds-points ; ce que je trouvais intéressant, c’est qu’il y avait un échange social et culturel : tout le monde se parlait à cœur ouvert, on retrouvait le dialogue entre citoyens… alors que maintenant la société fait que dans le bus, tout le monde a son casque, on se parle pas, on se regarde pas, on se connaît pas… Là, sur ces ronds-points, j’avais l’impression qu’on se redécouvrait… tout le monde était sans étiquette ! J’aimais beaucoup discuter avec les gens, parce que t’arrivais à faire prendre conscience de certaines choses, le pourquoi du comment, pourquoi on supprime l’ISF au moment où on augmente l’essence, que ça représente à peu près la même somme d’argent… tout ça, c’est des prises de conscience qui se sont passées sur les ronds-points. En général, quand t’es de gauche, tu discutes avec des gens de gauche. C’est très appauvrissant, parce que forcément, t’es cloisonné dans une idéologie existante. Pareil pour les milieux d’extrême-droite. Là il y avait tout le monde ! De droite, de gauche, des gens qui étaient vraiment dans la misère ; y avait de tout et c’est ça qui était vachement intéressant. La manif du 17 novembre, je m’y suis pas intéressé ; j’ai fait la suivante, et après j’ai fait celle de début décembre à Paris, et ainsi de suite.
J’aimais beaucoup discuter avec les gens, parce que t’arrivais à faire prendre conscience de certaines choses, le pourquoi du comment, pourquoi on supprime l’ISF au moment où on augmente l’essence, que ça représente à peu près la même somme d’argent… tout ça, c’est des prises de conscience qui se sont passées sur les ronds-points.
Tu as donc fait la fameuse manif du 1er décembre, qui a fait un peu peur au pouvoir…
Pour moi, c’était pas vraiment une manif… ça avait vraiment un air révolutionnaire ! Après novembre, dès la première manif, y a eu une répression vraiment énorme, avec beaucoup de violence. Même dans ma ville de Saint-Étienne, j’ai pu le voir : pour disperser, y avait pas de dialogue, rien, ça tirait dans le tas et ça balançait des lacrymos à tout va, ça attrapait les gens par les cheveux, enfin j’avais jamais vu ça. Je m’imaginais même pas que nos « chers policiers » puissent être violents comme ça. Je pense que c’est ça qui a déclenché l’énervement du 1er décembre : il y avait des consignes de répression dans toute la France, les gens l’ont mal vécu et ils se sont énervés quoi. Après ça a été la politique de la peur, les policiers te tiraient dessus, ils te disaient : « Rentrez chez vous, vous avez rien à faire dans la rue ! » T’avais l’impression qu’on gênait vraiment… Moi, à ce moment-là, je continue à y aller, je prends l’exemple de mai 68 et je me dis que que les gens n’ont pas eu peur, qu’ils ont essayé de contrôler leur peur ; ils ont rien lâché, et c’est comme ça qu’ils ont obtenu des miettes… du système, quoi ! Et je pensais qu’en continuant à rien lâcher, on aurait fini par avoir des miettes.
Des miettes, ou un bout du gâteau ?
Faut pas rêver ! Les parts du gâteau, elles sont réservées aux actionnaires du CAC 40 ; nous, les ouvriers, les gens d’en bas, on peut espérer que des miettes, mais ce serait déjà bien qu’on en ait quelques-unes ! On a juste bloqué la machine à un moment. On l’a empêché d’avancer, mais c’est pas ça qui va sauver l’avenir de nos enfants, sauver l’avenir des ouvriers. Maintenant que les gens ont peur et qu’ils sont tous rentrés chez eux – parce que c’est ça hein, c’est pas que les gens sont satisfaits ! Eh ben la machine, elle continue…
Tu peux nous raconter ta montée à Paris ?
En allant sur Paris le 8 décembre, je me suis fait arrêter parce que je transportais des fumigènes. On n’était pas partis depuis vingt minutes qu’on se prenait une fouille intégrale du bus de deux heures, véhicule et passagers ! Moi, j’avais ramené un sac de fumigènes, parce que j’en ai toujours vu dans les manifs de la CGT, des cheminots, dans les stades de foot… on en voit partout. Ils m’ont saisi le matériel, et je suis encore en attente de ce procès pour « possession et transports d’engins pyrotechniques ». Mais ça ne les a pas empêchés de s’appuyer dessus pour le procès qui m’a amené en prison ! Y avait pas de jugement, rien du tout, juste une note où ça disait : « Il a été contrôlé à telle date, il est en attente de décision du procureur », et ça les a pas empêchés d’en parler à mon jugement et de s’appuyer sur le fait que j’étais en pseudo-récidive.
Vous étiez en groupe ?
J’étais avec des potes, mais c’était cosmopolite : on est montés avec des Roannais qui avaient organisé un bus parce que la voiture ça coûte trop cher. Là, 25 balles aller-retour c’était presque donné. Ce départ de province pour Paris, c’était du jamais vu. On a dû passer 7 ou 8 checks-points ! À tous les péages, tous les carrefours, ils te fouillaient, et te refouillaient. Les premiers te laissaient passer casque, masque et matériel défensif, tu vois, et plus tu te rapprochais de Paris, plus ils t’en enlevaient !
Ça c’était le 8 décembre ?
Oui, c’est là où j’ai vraiment vu la machine répressive à 100 % ! Ils avaient sorti les chiens, les chevaux qui faisaient office de voltigeurs parce qu’ils avaient pas encore remis les voltigeurs d’actualité ; les chevaux galopaient et paf, ils te mettaient des coups de matraques ; il y avait aussi des blindés de la gendarmerie… Ils avaient presque doublé les effectifs de police par rapport aux premières manifs, et là on a vraiment senti qu’il y avait quelque chose qui basculait.
Castaner voulait montrer qu’il reprenait la main ; vis à vis des médias et des gouvernements étrangers, aussi, parce que la semaine d’avant, c’était passé pas loin !
C’est sûr parce que début décembre, j’ai vu des policiers partir en courant en laissant casque et bouclier… de peur quoi ! On voyait la peur sur leur visage, parce que… y avait des pères et des mères de famille… tout le monde avait envie d’aller chercher Macron avec les fourches et les piques ! Les gens voulaient passer par-dessus la police pour aller le chercher. Ça puait la Révolution ! C’était vraiment impressionnant. Les deux dates : la première pour la ferveur populaire, la deuxième pour la répression. Et encore plus dans la province peut-être. Même les syndicats ont été complètement dépassés… Je connais beaucoup de gens qui sont impliqués dans les organisations syndicales ; fin décembre, je suis allé les voir, je leur ai dit : « Mais les gars, c’est quand que vous allez vous réveiller ? Vous voyez pas qu’il se passe quelque chose ? Les comme vous, faut qu’ils aillent dans la rue aussi ! - Ah ben non... » au début, dans leur tête, manipulés par les médias, ils croyaient que c’était des extrémistes de droite qui étaient dans ces mouvements… Moi je disais : « Y a plus d’extrême-droite, y a plus d’extrême-gauche, c’est le peuple, point-barre ! On s’en fout ! » Diviser pour mieux régner, c’est vraiment le b.a. - ba de la domination, et arrêtez de vous faire avoir au premier croche-patte, quoi ! On s’en fout que le gars va voter à droite, à gauche, s’il est musulman… On s’en bat les couilles de ça ! On est tous pareils, en fait ! Y a pas d’autres clivages que celui qui nous sépare de la classe dominante !
Tout le monde avait envie d’aller chercher Macron avec les fourches et les piques ! Les gens voulaient passer par-dessus la police pour aller le chercher. Ça puait la Révolution ! C’était vraiment impressionnant.
Des clivages, il y en a, mais à ce moment-là, ils commencent à bouger, parce que les gens sont eux-mêmes dépassés. Tout le monde fait du chemin dans sa tête. C’est d’ailleurs pour ça que le gouvernement durcit encore sa réponse. En janvier, ça commence à être dur, des milliers de gens ont déjà été blessés, trois mille ont été gardés à vue… Toi, tu continues à aller dans la rue ?
Ouais, ouais, je continue à aller à Paris, comme pour l’appel national, c’était au mois de mars, le 16, le jour du Fouquet’s ! Au fur et à mesure des manifs, plus tu t’en prends plein la gueule gratuitement – ou même pas gratuitement : des fois, t’as envie d’aller au contact –, mais plus tu t’en prends plein la gueule, plus tu t’extrémises ! Tu finis par vouloir presque la mort du fonctionnaire qui est en face de toi ! Quand j’ai vu les images des femmes qui se faisaient traîner par les cheveux, d’enfants qui se faisaient gazer dans un parc de ma ville, quand tu vois qu’une femme se prend une grenade par sa fenêtre et qu’elle meurt, quand tu vois des handicapés jetés de leur fauteuil roulant, ça te met la haine, la hargne, et c’est ce cheminement qui s’est passé pour moi.
Le fait que les policiers aient toute latitude pour blesser et éborgner les manifestants, d’un côté ça énerve et ça renforce la détermination, mais de l’autre ça terrifie les gens et c’est normal !
Personne n’a envie de finir en prison pour de la merde ! Moi, j’ai vu dans mon voisinage : on est beaucoup dans mon bâtiment ; au début, sur le parking, y avait énormément de gilets jaunes sur le pare-brise, mais au fur et à mesure que le mouvement se faisait réprimer, y en a eu de moins en moins… J’ai commencé à discuter avec mes voisins pour leur demander comment ça se faisait, s’ils étaient contents des réponses de Macron, et la réponse de tous a été la même : « Non, on a juste peur ! On est père de famille, mère de famille, on voudrait que les choses changent, mais on a pas envie de perdre un œil ou une main, on a pas envie de finir en prison, on a pas envie de se faire tabasser ! »
Quand j’ai vu les images des femmes qui se faisaient traîner par les cheveux, d’enfants qui se faisaient gazer dans un parce de ma ville, quand tu vois qu’une femme se prend une grenade par sa fenêtre et qu’elle meurt, quand tu vois des handicapés jetés de leur fauteuil roulant, ça te met la haine, la hargne, et c’est ce cheminement qui s’est passé pour moi.
Tu peux nous raconter ton arrestation ?
C’était le premier mai, et pour moi, c’était une date-clé, historique, où on aurait peut-être pu faire quelque chose – et c’est vrai que j’y suis monté avec un peu de matériel ! Dès le début du rassemblement, vers une heure et demie, ça commençait déjà à partir en cacahuète, et dans le bain de foule j’ai fini par me faire arrêter. Au faciès, parce que j’étais habillé en noir et que j’avais un masque à gaz. Ils m’ont attrapé par le sac à dos, par derrière, ils m’ont jeté par terre, et après ils m’ont traîné sur vingt mètres, jusque derrière leurs lignes, j’ai eu le dos tout éraflé, et après j’ai eu droit au pied sur la tête, etc. Mais bon, je savais qu’une fois que tu t’es fait attraper, ça sert à rien de faire le gangster ou de te rebeller, parce que tu ramasses plus ! Tu vas prendre outrage, ou autre, autant de pierres pour la justice, pour t’écraser ! Une fois attrapé, je savais que c’était cuit ! Fallait juste que je serre les fesses et les dents et que je sois très poli et très gentil, et c’est ce que j’ai fait.
Ils t’ont mis quoi comme chef d’inculpation ?
Ils m’ont collé « groupement en vue de commettre des violences » contre les policiers et des dégradations matérielles… En l’occurrence, par la possession d’un masque à gaz, qu’ils appellent « de guerre » parce qu’il y a deux cartouches, d’un casque militaire, de gants coqués.
Et ton avocat ?
Mon avocat, c’était un peu un charlot, même s’il a réussi à me faire sortir… Il devait venir me voir le matin de mon procès, il est pas venu, du coup j’ai pu l’apercevoir dans la salle d’audience trois minutes où il m’a glissé quelques mots à l’oreille, mais on a pas pu préparer de défense.
Tu te fais arrêter, mettre en garde à vue au 36 quai des Orfèvres, et tu es déferré devant le juge qui te propose la comparution immédiate ?
Avant ça, y a eu quelques magouilles aussi. Au moment du renouvellement de ma garde à vue, l’OPJ me dit : « Écoute, j’ai encore deux ou trois questions à te poser avant de te laisser sortir, mais par contre, si tu prends un avocat, je suis obligé de te prolonger de 24 heures ; sinon, dans deux heures je te libère. » Naïf que je suis, j’ai accepté, j’ai répondu à ces questions, pour ensuite être prolongé et déferré. Ils m’ont mis une carotte devant le nez, et j’ai voulu la croquer, mais je suis passé à côté.
Tu refuses la comparution immédiate ?
Je demande un report pour préparer ma défense, voir avec mon avocat et le collectif antirépression comment je vais pouvoir me défendre ; le juge a estimé que j’étais trop dangereux et qu’il fallait que j’aille en prison. Ils m’ont incarcéré à Fresnes.
Tu avais des garanties de représentation ?
J’ai deux boulots dont un CDI et un où je suis chef d’entreprise ; je suis marié, père de famille. Niveau garanties, j’étais au max, quoi ! Ça a même surpris mon avocat qu’ils me mettent en prison !
Dans le dossier, y avait déjà l’histoire de décembre ; pour le juge, tu faisais partie des gens qui remontent inlassablement sur Paname, genre « tant qu’il est en préventive, il nous fera pas chier dehors ».
C’est ça ; comme ça le week-end prochain, il sera pas dans nos rues et le suivant non plus. Sauf qu’en prison, je peux rencontrer des gens à qui je peux faire passer le message ! Et il est bien passé, en prison justement !
Raconte-nous ton arrivée là-bas…
Ils nous ont amenés à deux heures du matin à Fresnes, au quartier Arrivants… On rentre tout de suite dans le bain, ils commencent par te faire des prises d’empreintes, ta photo, ils te donnent ta carte, ils te prennent ta fouille qu’ils te mettent sous clé, et après, première fouille intégrale, tout nu, lever les pieds, etc. Et ça y est, t’es parti dans la machine carcérale, quoi.
Et ce que tu découvres en prison, c’est conforme à ce à quoi tu t’étais préparé ?
Non, c’est pire ! Comment t’es traité, les conditions d’hygiène, les conditions de détention, elles sont pires que ce qu’on imagine… Aux Arrivants, ils te donnent une brochure : sur les photos, les cellules sont propres, y a une douche dans la cellule, tu te rends vite compte que c’est juste une brochure publicitaire ! Photo non contractuelle ! Mon premier codétenu, aux Arrivants, il était là pour la même chose que moi ; il avait pris une interdiction d’aller à Paris suite à une manif, il a bravé l’interdiction en disant : « Moi, je suis un citoyen, j’ai le droit d’aller manifester ! ».
Il s’est fait arrêter et il pris quatre mois de prison ferme… J’ai eu de la chance ; je suis tombé sur un codétenu qui avait les mêmes valeurs, les mêmes idéaux que moi.
Tu y restes trois semaines et demie ; tu vas en promenade, tu descends, tu croises des gens, tu discutes… Comment c’est reçu cette histoire de Gilets jaunes, à Fresnes ?
Bien, eux ils nous voyaient comme des révolutionnaires, des résistants… Ils ont montré beaucoup de respect pour nous, ceux qui sont là pour d’autres raisons ! Ils comprennent pas que nous, on fasse pas de l’argent ! Pour eux, si tu vas en prison c’est que t’as essayé de faire de l’argent. Faut que ça vaille le coup financièrement. Moi je leur disais qu’ils étaient complètement broyés par le système ; que l’argent, c’est futile, que c’est pas ce qui compte ; ce qui compte, c’est de nourrir sa famille. Mais on est dans un système où l’argent est roi. Y en avait, si, qui étaient là pour de gros deals et qui ont réussi à gagner des millions. Mais c’est pas la majorité. En prison, moi je leur disais : « C’est vous qui êtes les premiers Gilets jaunes, les gens des quartiers – la plupart des gens en prison c’est des gens des quartiers – parce que c’est vous qui avez subi en premier la répression policière, c’est vous qui subissez de plein fouet la misère sociale, économique… Vous êtes les premiers Gilets jaunes ! ». Mais franchement, mon codétenu au quartier, quand j’ai quitté les arrivants et qu’ils m’ont mis en division… eh ben il m’a tout donné ! Il partageait sa bouffe avec moi, il partageait tout avec moi… Bon état d’esprit !
En prison, moi je leur disais : « C’est vous qui êtes les premiers Gilets jaunes, les gens des quartiers – la plupart des gens en prison c’est des gens des quartiers – parce que c’est vous qui avez subi en premier la répression policière, c’est vous qui subissez de plein fouet la misère sociale, économique… Vous êtes les premiers Gilets jaunes ! ».
Tu te disais quoi de la prison et de ceux qui y sont, avant d’y aller ?
Pour moi, c’était des gens qui méritaient d’y être ; s’ils y étaient, c’était sûrement pour une bonne raison, je vais pas mentir. Quand tu connais pas… Le fait d’être allé en prison, ça a vraiment fait changé mon point de vue. Je vois plus les détenus comme avant. Je me rends compte que c’est pas du tout ce que j’imaginais. Y a une solidarité énorme entre les détenus – enfin pas tous, parce qu’il y a des fous aussi en prison – mais y a une solidarité… Avec les yoyos, un gars qui manque de bouffe, ça lui envoie de la bouffe, un qui manque de clopes, ça lui envoie des clopes… vraiment un esprit de solidarité.
Et en tant que Gilet jaune, l’administration te traite comment ?
Aucune différence, sauf au cas par cas : certains matons te disaient : « Moi je suis Gilet jaune, je vous soutiens à 100 % », et arrivaient à te passer des cigarettes en cellule d’attente, ou à être plus sympas avec toi. Mais c’est une minorité. Et puis c’est comme les policiers qui se disent Gilets jaunes, ça les empêchera pas de te mettre des coups de matraque tous les samedis. Le devoir avant tout, c’est les ordres… Au bout d’un moment, les gars, faut avoir une conscience ! Moi je travaille en maison de retraite ; les ordres c’est de rationner la bouffe, la viande, mais je suis humain : j’en mets toujours un peu plus, je me mets à leur place… J’essaie d’améliorer les recettes qu’on nous impose pour respecter les coûts, aussi : pour donner un peu plus de plaisir aux personnes âgées quand elles mangent. Et pourtant j’ai des ordres, je pourrais perdre mon boulot. Après, c’est pas le même boulot. Les matons, quand ils signent, c’est pas une vocation sociale, c’est pas pour aider les détenus mais pour mater les détenus.
Même si on est pas torturé, on est traité comme des chiens. Je l’ai vu et je dis respect, force et honneur à tous les détenus de France qui subissent tout ça.
Au bout de trois semaines et demie de détention, tu passes devant le juge…
En gros, c’était plus un procès d’intention qu’autre chose. On m’a reproché d’être habillé en noir ; ils voulaient absolument m’assimiler au black bloc. En fait, ils voulaient m’entendre dire : « Je suis un black bloc ». Au final, le procureur a réclamé neuf mois de prison ferme et le juge m’a donné neuf mois de prison avec sursis. Mon avocat était complètement perché, il a plaidé dix-huit minutes sur vingt à propos de Trump, du capitalisme… Moi j’étais dépité. Mais j’avais aucun regret et je prends la prison comme une expérience sociale et une élévation intellectuelle ; ça m’a permis de voir des choses que je n’aurais peut-être pas connues dans ma petite vie de bon travailleur. J’ai pu voir l’envers du décor et me rendre compte qui étaient ces gens en prison, qui étaient les matons… C’est la vie, j’ai payé ma dette à la société et j’ai vu ce que c’était, j’ai vu l’enfer de la prison. C’est pas les détenus, c’est la surpopulation, l’hygiène… L’enfermement, à côté de ça c’est rien, tu le vis bien, mais tous ces traitements inhumains. Même si on est pas torturé, on est traité comme des chiens. Je l’ai vu et je dis respect, force et honneur à tous les détenus de France qui subissent tout ça.
Tu as gardé des liens avec l’intérieur ?
Y a des camarades de prison qui ne sont ni des black bloc ni rien, qui étaient là pour des stups ou autres, avec qui j’ai gardé des contacts et on aimerait bien se revoir à l’extérieur ; histoire de pouvoir se parler en-dehors d’une prison, tu vois ?
Le cancer de notre monde, c’est le capitalisme. Je me suis même retrouvé une famille politique, du coup ! Avant je ne savais pas m’étiqueter, et là je sais clairement que je suis anarchiste.
La prison ne semble pas t’avoir traumatisé…
Ils m’ont pas non plus démotivé ! Je suis père de famille, et j’ai toujours envie de changer les choses, pour créer un monde plus libertaire, plus social… Le cancer de notre monde, c’est le capitalisme. Je me suis même retrouvé une famille politique, du coup ! Avant je ne savais pas m’étiqueter, et là je sais clairement que je suis anarchiste. Maintenant que je m’y suis intéressé, je vois que ça correspond tout à fait, et c’est les idéaux pour lesquels je me bats depuis des années sans jamais mettre de mot dessus. Bon, je reste quand même assez croyant et catholique, mais l’un n’empêche pas l’autre, hein !
Propos recueillis en juin 2019.
Article publié dans L’Envolée, n°50.
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