C’est entendu … sauf du pouvoir : le système de soin public doit mieux payer ses personnels, faire l’objet d’investissements qui lui permettront de mieux faire face à de nouvelles pandémies… Les milieux médicaux eux-mêmes sont demandeurs d’autres approches, parce que la perception de leur travail a changé (notamment pour les médecins qui ne sont plus prêts aux pratiques stakhanovistes des médecins libéraux classiques), mais aussi parce qu’ils ressentent le besoin d’exercer différemment, en mobilisant des approches pluridisciplinaires et éventuellement en lien avec des structures impliquées dans le social.
Certains réactivent ainsi la « santé communautaire », concept déjà ancien qui cherche à allier savoirs médicaux et sociaux en donnant une large place aux « patients-partenaires ». Partant des constats d’échecs d’une santé publique traditionnelle et administrative, elle cherche à réduire les inégalités sociales de santé. Elle a d’abord émergé en Amérique Latine et aux États-Unis puis, par l’intermédiaire de médecins québécois formés dans des universités américaines dans les années 1960, elle est passée dans le monde francophone. Dans les années 1970, un peu partout dans le monde, l’expression « santé communautaire » était très présente dans l’univers de la santé publique. Dans certains hôpitaux, des départements en relevant prenaient en charge la santé de toute la population locale.
« La santé ... état de complet bien-être physique, mental et social »
Cette approche a connu une reconnaissance institutionnelle au plus haut niveau puisque l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, basée à Genève) l’avait consacrée en 1986 par la « charte d’Ottawa » [1]. Celle-ci définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Le « prendre soin » doit donc être global, et s’intéresser aussi aux conditions de vie (accès au logement, à l’éducation, à l’alimentation, aux revenus dans un éco-système stable et durable, à la justice sociale et à un traitement équitable).
Par ailleurs, la « santé communautaire » implique une réelle participation de la « communauté » à l’amélioration de sa santé. Ce terme de communauté est à clarifier pour éviter l’habituel fantasme franco-français de « communautarisme » : il ne s’agit pas ici d’une approche ethnique ou religieuse mais d’un groupe identifié (autour d’une association, d’un quartier, d’un groupe de femmes, etc.) qui doit être associé à une réflexion sur ses besoins de santé et à la mise en place, la gestion et l’évaluation des dispositifs nécessaires.
Si, cinquante ans plus tard, cette approche est moins prise en compte par la médecine académique, plusieurs projets concrets l’ont réactivée depuis les années 2000, particulièrement dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ainsi celui initié en 2013 par l’association stéphanoise Globe 42 [2]. À partir d’une permanence juridique à destination de personnes sans papiers, ses responsables ont constaté que plusieurs migrant.e.s âgé.e.s étaient en fait d’ancien.ne.s immigré.e.s installé.e.s en France dans les années 50-60 ou 70 et qui étaient reparti.e.s, en Algérie principalement, dans les années 80 dans le cadre de dispositifs d’aide au retour ou par suite de plans massifs de licenciements dont ils et elles étaient les premières victimes. Mais l’échec de leur réinsertion en Algérie (après 20 à 40 ans passés en France) les ramenait dans la région dans une situation de perte totale de leurs droits et très isolé.e.s socialement. Les militant.e.s impliqué.e.s ont alors eu l’idée de créer une association et d’avoir un espace pour parler de la santé de manière générale. Donc au départ, la communauté est celle de ces « migrants et migrantes, Algériens et Algériennes de plus de soixante ans ».
Répondre aux inégalités sociales de santé du quartier grâce à une approche pluridisciplinaire et égalitaire
Autre exemple à Échirolles dans la banlieue grenobloise [3]. En 2016 y a été créé Le Village 2 santé [4], centre de santé communautaire autogéré, ouvert aux habitants de ce quartier populaire. C’est à la fois un lieu d’accueil avec café-thé, coin pour les enfants et même espace coiffure, « salon marocain ». L’aspect santé s’insère dès cet accueil qui sert au besoin de lieu d’écoute.
Ce lieu, pour lequel les créateurs se sont inspirés de la Case de santé à Toulouse [5], vise à répondre aux inégalités sociales de santé du quartier grâce à une approche pluridisciplinaire et égalitaire. Ils souhaitaient un quartier à taille humaine, une municipalité accueillante au projet mais, surtout, répondre à un vrai besoin. Ils ont d’abord, en amont du projet et pendant quatre ans, cherché à établir un diagnostic communautaire, des statuts et les grandes lignes de l’organisation, ainsi que le parcours de santé qu’ils voulaient proposer. La communauté, ici la population du quartier, a participé à la construction du parcours de soin. Pour Marine, médecin généraliste au centre, « la santé n’est pas uniquement être malade ou pas malade ; on meurt moins qu’avant de maladies infectieuses, mais plus de maladies chroniques. Or les maladies chroniques sont très liées aux conditions d’existence. Ce sont les inégalités sociales de santé : selon l’endroit où tu vis, tu n’as pas la même espérance de vie, il y a dix ans de différence entre celle d’un cadre et celle d’un ouvrier, et ce n’est pas un problème médical ».
Une association, animée par ses salarié.e.s, porte le centre de santé dans une logique autogestionnaire où toutes les décisions sont prises au consensus. « L’équipe tient car on n’est pas parti de grands principes. Sur le salaire, par exemple, on a fait un travail avec le Réseau salariat pour comprendre les enjeux des différences de salaires, et c’est au bout de ce processus qu’on a choisi l’égalité des salaires », précise Benjamin. Dix-sept postes sont concernés, chacun.e touchant environ 1 800 euros nets par mois pour un « équivalent temps plein », chaque personne consacre vingt-cinq heures par semaine à son corps de métier, puis dix heures à l’autogestion (réunions, ateliers et partenariats). Selon Marie, « les habitant·es des quartiers populaires sont en plus mauvaise santé et ça prend du temps, au démarrage, de coordonner l’équipe de soin. Les gens ne viennent pas pour rien. » Les problèmes liés aux violences (intrafamiliales, racistes, etc.), à la précarité et à la dureté du travail salarié ont très vite émergé. Grâce au tiers-payant intégral, il n’y a aucun échange monétaire dans le centre, cela permet de construire un rapport différent avec les usager.ère.s.
« Quand ils rentrent dans le centre, ils ne sortent pas du quartier, le centre leur appartient »
Le centre se situe dans Échirolles, une condition indispensable pour que les habitant.e.s puissent y voir un espace de ressources, alors que tous les services publics disparaissent des quartiers populaires. Le Village 2 santé est un service de proximité et, selon Benjamin, « le contrat de confiance s’instaure à l’échelle du centre (en entier). Lorsque la confiance est là, pas besoin de mettre en place de grandes opérations de questionnaires… Quand ils rentrent dans le centre, ils ne sortent pas du quartier, le centre leur appartient. »
Pour prolonger ce lien entre les habitant.e.s et le centre, la « Place du village » a été créée, lieu où certains projets sont décidés par quatre des salarié.e.s et quinze habitant.e.s (certain.e.s tiré.e.s au sort).
D’autres dispositifs existent dans la région, notamment à Lyon, où un groupe de soins se réunit autour de cette thématique à « l’Amicale » [6]. Par ailleurs, un groupe féministe, « Les flux » [7], organise groupes de parole et ateliers d’auto-observation pour la réappropriation des savoirs gynécologiques. Ces différents exemples montrent la diversité des expériences engagées et les démarches novatrices qui les sous-tendent. En effet, il s’agit bien de transformer l’approche de la santé pour, du coté des patients, se l’approprier. Du coté des praticiens, c’est l’ambition d’une prise en compte plus globale et plus continue, en équipe.
Il s’agit de transformer l’approche de la santé pour, du coté des patients, se l’approprier. Du coté des praticiens, c’est l’ambition d’une prise en compte plus globale et plus continue, en équipe.
Certaines expériences sont basées sur le bénévolat, éventuellement dans le cadre de la « pair-aidance » [8] qui organise l’entraide entre les personnes souffrant d’une même pathologie. D’autres engagent aussi des soignants professionnels aux statuts divers (médecin généraliste ou infirmièr.e libéral.e ou salarié.e). Ceux-ci peuvent s’organiser collectivement dans un cadre libéral, par exemple en utilisant le dispositif Asalée (Action de santé libérale en équipe). Ils peuvent aussi créer une « société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ». Ces initiatives peuvent s’inscrire dans la mise en place de « centres de santé » [9], lesquels sont financés par l’assurance maladie (« actes de soin » mais aussi missions spécifiques : tiers payant, personnes précaires, continuité des soins…). Ils peuvent aussi recevoir des subventions (notamment des collectivités locales) attribuées selon un projet. À la faculté de médecine de Lyon Est (très investie dans ce renouveau), une thèse y a été soutenue en mars 2019 sur la création de centres de santé communautaires [10], laquelle récapitule différentes modalités à envisager.
L’ensemble de ces dispositions permettrait de répondre aux besoins sociaux de santé de la région stéphanoise et des espaces ruraux voisins (désertification médicale, égalités d’accès aux soins) … s’ils sont soutenus par une réelle volonté politique, et si les professionnels concernés savent trouver les chemins d’une coopération. Pour autant, le concept de « santé communautaire » peut rencontrer certaines limites, notamment celle de médicaliser toute notre vie sociale. Cela peut amplifier artificiellement la demande de soins et contribuer à la saturation des structures, au surmenage des soignants. Mais cela relève aussi d’évolutions sociétales qui n’épargnent pas les autres modes d’exercice de la médecine. Autre objection : cela pourrait conduire le système de santé à se décharger sur les individus (particulièrement les plus pauvres) pour la prise en charge de certaines pathologies au nom du principe de responsabilité individuelle. Un écueil hautement politique qui se retrouve dans d’autres champs couverts par les services publics, dont l’éducation…
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