De la démence exotique
La situation présente, en France comme un peu partout ailleurs dans le monde, a tout d’une bâtisse en chute libre dont nous sommes prisonniers, et qui ne nous laisse plus guère que deux espèces d’évasions possibles : mourir sous les décombres – comme à Marseille [1] – ou sortir par le haut – comme s’efforcent de le faire ici ou là un nombre toujours grandissant d’insurgés. En attendant, l’évidence veut qu’une telle chute n’en finisse plus de multiplier aussi les déficients mentaux, dont les plus visibles se présentent généralement au cœur du spectacle médiatique en tant qu’inébranlables commentateurs quotidiens de ladite chute – qu’ils soient journaleux sociologues philosophes ou politicards – et les moins visibles en tant que terroristes ou prétendus tels – qu’ils soient islamistes ou simples homicides sans religion. Pour le dire autrement, cette société pseudo-démocratique et réellement impérialo-marchande, dont plus personne n’ose vanter les mérites sans cligner de l’œil, génère elle-même, de par sa misère propre, les seconds, et elle paye les premiers afin qu’ils en interprètent mensongèrement l’existence : il n’est pas nécessaire en effet qu’un acte dit « terroriste » soit le résultat d’un complot d’État pour que l’emploi médiatico-politique qui en est fait soit quant à lui parfaitement indécent et manipulateur.
Toute civilisation criminelle a besoin d’un effroyable ennemi face auquel elle ne pourra manquer de passer pour plus acceptable, raisonnable, et bien entendu démocratique ; le terroriste est présentement cet ennemi idéal. C’est pourquoi le spectacle s’empresse toujours bientôt d’enfermer dans cette catégorie quiconque porte atteinte à une vie humaine dans nos rues, en particulier si il est musulman, puisque assurément, pense-t-on, on y gagnera toujours à accorder quelque exotisme à l’affaire. L’exotisme a ceci de spécifique en effet que, si il peut être encore assez souvent d’une grande valeur aux yeux de l’homo-marchandise en vacances à l’étranger, il est assez aisément perçu comme un danger aux yeux de ce même homo-marchandise dès lors qu’il se présente à lui dans les rues de sa propre cité. L’importante médiatisation de l’imbécile théorie du « grand remplacement », dont les vieilles têtes de cadavres – Camus, Houellebecq et Zemmour, entre autres – sont les apôtres dévoués, en atteste suffisamment. Ce n’est jamais tant toutefois l’origine réelle dudit terroriste qui importe, que la catégorie artificielle dans laquelle peut l’enfermer la sémiotique impérialo-marchande qui, dans le cas qui nous occupe, n’est guère plus que le langage policier du signalement officiel, où le tueur de masse déficient mental devient islamiste et l’inepte raciste devient ultra-droitiste, mais aussi où l’opposant politique quelque peu conséquent devient gauchiste voire parfois islamo-gauchiste, et l’insurgé conscient un casseur, un pillard ou un ultra-gauchiste dès lors qu’il passe pour plus organisé. Aussi l’Empire-marchand fait-il régulièrement entrer tout ce petit vocable « exotique », simultanément ou non suivant des nécessités stratégiques qui lui sont propres, dans la catégorie fourre-tout des « individus appartenant à une association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ».
De l’intelligence exotique
Il est notable, en particulier, que dans les temps où manquent les névrotiques massacreurs de passants, le spectacle – qui n’ignore plus qu’il ne se maintient que par la peur tant il lui est devenu impossible de se faire aimer – tend à engeôler plus promptement que de coutume dans le fourre-tout susdit une bonne part de ce qui se présente à lui comme une intelligence antagoniste. L’affaire dite de Tarnac en a suffisamment témoigné en 2008. Mais c’est que le terrorisme seul, aux yeux en tout cas de n’importe quel État spectaculaire-marchand, a pour lui d’être assez horrifiant pour justifier l’instauration de lois toujours plus liberticides et sécuritaires, de même qu’une présence policière, voire militaire, sans cesse renforcée : ce qui exige d’être anticipé même par beau temps, l’orage, se doit de l’être plus préventivement encore lorsque le vent se lève, et l’effroi qu’inspire le terroriste trouve justement son prolongement quotidien dans l’omniprésence militaro-policière et son haut potentiel de violence, et ce d’autant plus que la police ne se distingue guère du terrorisme autrement que par la légalité accordée à la violence de ses actes. C’est d’ailleurs pourquoi partout l’existence de l’un vient toujours intensifier et garantir l’existence de l’autre, et vice versa. C’est aussi pourquoi, nous l’avons vu, face à la trop longue absence de meurtriers mentalement déficients – du malheureux ayant soudain pété une durite au profond névrosé tueur de masse en passant par le djihadiste authentique – les services de l’État se devront toujours d’inventer une quelconque cellule ou mouvance terroriste au sein de leurs opposants politiques réels. Ainsi le complotisme du pouvoir en place, bel et bien véritable ici, espère-t-il assez souvent de faire d’une pierre deux coups, d’abord en justifiant et réaffirmant par là sans cesse la nécessité de mettre en œuvre une logique policière et sécuritaire implacable, ensuite en se débarrassant, ne serait-ce que provisoirement, de ses opposants les plus conséquents – qu’à la fin de tels opposants puissent lui faire perdre la face dans un tribunal ou ailleurs lui importe peu ; la calomnie reste, son renversement dans la déconfiture s’oublie [2].
De l’intello-démence exotique
Mais le concept de terrorisme est si ouvert, si englobant, du moins dans l’usage qu’en fait l’Empire-marchand, qu’il offre à la sémiotique policière de pouvoir si besoin est, de n’en forclore pour ainsi dire personne. Aussi la quantité peut-elle s’étendre à l’envi de ces vocables exotiques utilisés afin de provoquer l’inquiétude, et justifier diverses restrictions dans l’existence des personnes abstraitement réduites à ces derniers – de l’interdiction de manifester, par exemple, à l’assignation à résidence. L’apparition d’un vocable particulier dans le champ médiatico-policier dépend évidemment de l’état de la situation à laquelle est confronté le pouvoir : là où l’opposant à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou à l’enfouissement de déchets nucléaire à Bure sera qualifié d’éco-terroriste ou de djihadiste vert, le saboteur de flux économiques sera quant à lui affublé, plus légèrement si on veut, du titre d’anarcho-autonome ou de membre d’une cellule invisible à caractère terroriste. Nous en passons, puisque de toutes façons tout confine ici inlassablement à inventer de nouvelles catégories ayant à répondre à des menaces mouvantes, réelles ou prétendues telles, mais quoi qu’il en soit selon nous très rarement terroristes au contraire de ce que le spectacle veut laisser entendre à travers elles ; la terreur est toujours d’État : elle naît essentiellement de ceci qu’en assujettissant une ou plusieurs personnes à l’une des catégories abstraites susdites, ce dernier les rend « étranges » et par là même dangereuses aux yeux de la majorité, et légitime ainsi l’instauration de tous les dispositifs de l’épouvante sécuritaire consacrée au contrôle de toutes et tous – la misère de notre époque veut que le terrorisme et l’anti-terrorisme soient les deux faces d’une même monnaie qui vise à mettre à bas la liberté.
De la possible infortune de l’exotisme
Mais parce qu’aucun État ne peut s’offrir d’enfermer une part trop importante de sa population dans la catégorie générale du terrorisme, le mouvement des gilets jaunes en France a montré une limite à sa sémiotique policière. Aussi a-t-il dû se contenter longtemps d’essayer de diviser celui-là en essayant de séparer le bon grain de l’ivraie parmi les révoltés, en opposant le bon gilet jaune au vilain casseur-pillard, et ce toutefois sans pouvoir faire même de ce dernier un terroriste, à cause du trop grand nombre des premiers ayant pris l’habitude de côtoyer les seconds, et surtout parce que les rôles sont bientôt devenus fort souvent interchangeables à l’intérieur du mouvement. Pour le dire simplement, la multiplication des rencontres entre les uns et les autres sur le terrain de l’émeute, qui tend à abolir dans l’action les exotismes abstraits du spectacle, a tôt fait pour beaucoup de reléguer les peurs au loin, et a contraint l’État à se retirer sur une position plus défensive à partir de laquelle il a dû montrer son vrai visage, réellement répressif et violent, véritablement terroriste. N’étant cependant pas à une absurdité près, la start-up-nation n’a pas manqué d’englober rapidement tout un chacun dans une conception élargie du management autoritaire. Si nous n’y trouvons plus la notion de terrorisme – celle-ci réapparaîtra bientôt de l’extérieur du soulèvement populaire, à Strasbourg, sous la forme habituelle du déficient mental tueur de rue [3] -, l’accusation très souvent préventive de « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations » garde néanmoins tout le flou nécessaire à une entreprise de dissuasion/répression susceptible de toucher le plus grand nombre. Autrement dit ici aussi l’État a cru bon de bricoler sa loi à partir du dispositif antiterroriste qu’il n’a cessé de développer ces dernières années, dispositif dont le flou est l’une des principales caractéristiques et dont l’objet a toujours été l’écrasement de la révolte et des mouvements sociaux dans leur ensemble.
Dans l’Empire-marchand, les dominants, parce qu’ils n’ignorent pas l’illégitimité totale de leur position, sont d’une paranoïa telle qu’elle ne leur offre pas d’envisager celles et ceux qui leur sont socialement inférieurs autrement que comme des ennemis à contenir, ou des terroristes à abattre ; l’abc de la liberté veut que nous visions leur chute et plus encore celle de tous les dispositifs de notre asservissement, dont le terrorisme/antiterrorisme est un parfait exemple.
Léolo, le 17 décembre 2018
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