La majorité des sources sur la question étant produite soit par des administrations (policières, municipales, ministérielles), soit par des individus appartenant à des élites (enquêtes sociales, articles médicaux, etc.), leur regard est nécessairement extérieur. Ces émetteurs considèrent ainsi que la prostitution est un problème social, fruit ou facteur de désordres moraux et économiques, d’autant plus qu’il concerne deux publics potentiellement déviants car influençables (selon eux) : les pauvres et les femmes. Cette pratique demeure cependant, dans cette lecture élitaire, un mal nécessaire, tolérable tant que réglementé par la puissance publique.
Outre la maladie sociale, la peur de la contamination, de la part des élites du début du XXe siècle, s’étend également aux atteintes pathogènes. L’hygiénisme est ainsi autant sanitaire que moral, notamment dans les milieux médicaux, face aux maladies vénériennes. Le risque est en effet, pour les classes supérieures, celui de la dégénérescence, dès lors que les hommes de la bourgeoisie fréquentent des prostituées infectées et contagieuses. Femmes contaminées car de basse extraction, et de fait « filles vicieuses », pour reprendre le qualificatif de l’époque.
Le texte suivant correspond à une intervention du directeur du Bureau municipal d’hygiène de Saint-Étienne, le docteur Cénas, lors d’une réunion de la Société de médecine publique et de génie sanitaire, organisée en novembre 1919. Il y décrit le fonctionnement de son service dans le contrôle des prostituées touchées par la syphilis[a]. Outre les relations, administratives et financières, entre la municipalité, les médecins et les tenanciers de maisons closes, Cénas explique les différents traitements imposés aux femmes, qu’elles travaillent dans un bordel (« filles soumises », selon le langage administratif) ou à leur compte (« soumises libres » ou « insoumises », suivant qu’elles soient enregistrées ou non)[b]. Il révèle enfin l’arrière-plan moral, et indirectement les enjeux éthiques, de la prise en charge par le milieu médical d’un public disqualifié à plus d’un titre, et dont le contrôle des gestes et des corps est un enjeu hautement politique.
Cénas (Docteur), « Le contrôle sanitaire des prostituées à Saint-Étienne et leur traitement ambulatoire », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 1919, p. 1110-1115.
Société de médecine publique et de génie sanitaire. Sixième réunion sanitaire provinciale. Tenue du 3 au 6 novembre 1919 au grand amphithéâtre de l’Institut Pasteur. Séance du 3 novembre 1919, après-midi.
COMMUNICATION
Le contrôle sanitaire des prostituées à Saint-Étienne et leur traitement ambulatoire.
par M. le Dr Cénas,
Directeur du Bureau d’Hygiène de Saint-Étienne.
La ville de Saint-Étienne avait été dotée pendant la guerre d’un centre militaire antivénérien, et les médecins qui en étaient chargés avaient institués le traitement d’entretien des prostitués syphilitiques. Quand vint la démobilisation, il restait à continuer leur œuvre ; mais il importait d’agir promptement ; les femmes des maisons de tolérance ne recevant pas encore partout ce traitement, un refus de leur part était à craindre plus tard si on les laissait se déshabituer des interventions que l’autorité militaire leur avait imposées, et que des médecins civils n’étaient à même de continuer qu’avec leur assentiment.
La guerre avait désorganisé les services municipaux d’hygiène et d’assistance, et d’un autre côté le règlement présentait de grosses défectuosités au point de vue du recrutement des médecins du contrôle sanitaire. Sans doute, ils étaient nommés au concours, mais le concours ne comportait que des épreuves de médecine, chirurgie et hygiène générale et, une fois nommés, les médecins choisissaient leurs services par rang d’ancienneté, de sorte que la surveillance des prostituées se trouvaient réservée aux plus anciens, qui la préféraient aux services d’assistance. Des modifications s’imposaient, afin d’utiliser les compétences qui se rencontraient parmi les médecins municipaux, et les utiliser dès que le besoin s’en présentait. Dans ce but, la municipalité a adopté un nouveau mode de recrutement des médecins chargés des attributions facultatives du Bureau d’hygiène : enquêtes sanitaires, consultation des nourrissons, inspection des écoles, contrôle sanitaire des prostituées, etc. Lorsqu’une de ces places devient vacante, il est institué un concours sur titres entre les médecins municipaux nommés au concours et chargés de l’assistance ; le jury médical désigne à la municipalité celui d’entre eux qui est le plus qualifié pour assurer le service devenu vacant, quitte à instituer un concours sur épreuves, ouvert à tous les médecins de la ville, si les premiers ne présentent pas des titres suffisants.
Les médecins chargés du contrôle sanitaire des prostituées sont maintenant au nombre de trois. Ils assurent à tour de rôle, de semaine en semaine :
1 ) L’inspection médicale des femmes des maisons de tolérance, au nombre de 65 en moyenne, réparties en 9 maisons ;
2 ) L’examen des arrivantes et des partantes, des femmes qui sont arrêtées comme clandestines, suspectes, et les visites supplémentaires et inopinées ;
3 ) Chaque médecin est en outre chargé, dans un secteur déterminé, de faire une deuxième visite périodique par semaine, à l’occasion de laquelle il pratique les traitements ambulatoires d’entretien et les prélèvements bactériologiques et sérologiques, et tient à jour les fiches et les carnets.
Des carnets d’un modèle uniforme ont été distribuées, ainsi que les affiches prophylactiques du ministère de l’Intérieur, à toutes les femmes inscrites. L’impression des carnets nous revient à 0 fr. 60 centimes, et celle des fiches à 0 fr. 25 centimes. Dans les carnets deux pages ont été consacrées à des conseils prophylactiques.
Les injections intraveineuses de novarsénobenzol[c] ont été commencées au mois de juin chez les femmes des maisons, et au mois d’août chez les femmes isolées. Chez les premières, du 10 juin au 15 octobre, il en a été fait 250, représentant 115 grammes de novarsénobenzol, et 36 injections intramusculaires d’huile grise[d] ; 23 d’entre elles ont reçu la série complète d’injections de novarsénobenzol. Il a été procédé à 106 prélèvements pour rechercher la réaction de Wassermann ou de Hecht. Elle a été trouvée positive dans un tiers environ des cas.
Chez les prostituées isolées, il a été fait, du 1er août seulement au 15 octobre, 35 injections arsenicales, représentant 13 gr. 65 de novarsénobenzol, et 11 injections intramusculaires d’huile grise.
Les visites sanitaires, les traitements ambulatoires d’entretien se font dans les maisons, où une salle spéciale a été aménagée à cet effet. Quant à la visite des isolées, nous avons dû la transférer au Service annexe, notre ancien local ne se prêtant pas aux traitements d’entretien. Nous utilisons ainsi, moyennant la somme infime de 300 francs par an, le personnel expérimenté du Service annexe. Son chef nous prête obligeamment son concours. Cette manière de faire ne risque pas de jeter un discrédit sur la consultation ordinaire, les prostituées isolées étant convoquées dans un hôpital où se donnent d’autres consultations, et n’y arrivant qu’une heure et demie après les vénériennes volontaires, quand ces dernières sont parties. Inversement l’un des médecins du service, notre collègue M. le Dr Vidal, chef du laboratoire de bactériologie du Bureau d’hygiène, assiste le chef du Service annexe dans les recherches sérologiques ; celles-ci sont effectuées une fois par semaine, en séries importantes, puisque l’on groupe tous les prélèvements faits à Saint-Étienne, soit dans les maisons, soit au Service annexe, ceux qui sont faits dans les centres secondaires antivénériens de la région, qui est très populeuse, et enfin ceux qui sont demandés par les médecins pour leur clientèle ou pour leurs malades des hôpitaux.
Jusqu’à ces derniers mois, les médecins du contrôle sanitaire étaient rémunérés par les femmes des maisons : l’agent de service percevait leurs honoraires, et les répartissait entre eux à la fin du mois ; les visites aux entrantes et partantes étaient même payées directement au médecin de semaine. Chaque examen, dans une visite périodique, était payé moins de 0 fr. 50 centimes.
La municipalité ne se jugeant pas autorisée à percevoir une taxe sanitaire, et ne voulant pas prendre à sa charge les honoraires des médecins, ceux-ci ont, avec son assentiment, convoqué à l’Hôtel de Ville les patrons des maisons de tolérance, leur ont montré les avantages des traitements d’entretien, qui seraient gratuits et éviteraient de longues et coûteuses hospitalisations. Un accord s’est établi facilement sur le prix de 4 francs pour chaque examen clinique aux visites de fin de semaine, la visite périodique supplémentaire hebdomadaire étant gratuite, ainsi que toute autre intervention, sauf les visites aux arrivantes et partantes, pour lesquelles on a conservé le tarif de 5 francs.
Les examens et interventions chez les prostituées isolées sont entièrement gratuits.
Actuellement les émoluments des médecins du service dépassent 3.000 francs par an pour chacun d’eux.
À la suite d’une visite au maire de M. le Dr Faivre, la municipalité a décidé la création d’un compte hors budget pour les redevances sanitaires des tenancières des maisons. Lors de chaque visite, les médecins inscrivent sur une feuille spéciale le nombre des femmes examinées, et font émarger la tenancière ; à la fin du mois, ils adressent ces feuilles au Bureau d’hygiène, où l’on fait le relevé des sommes dues par les tenancières, et le receveur municipal en assure la rentrée[1].
À la fin du trimestre, les médecins fournissent leur mémoire, qui est vérifié au Bureau d’hygiène[2] ; le mandat hors budget qui leur est remis est payé à la recette municipale. Ils n’ont plus aucune rémunération à recevoir des pensionnaires ou des tenancières des maisons, le règlement leur interdisant de soigner à titre de clientes privées les prostituées dont ils assurent la surveillance sanitaire. D’un autre côté, l’agent de service n’est plus obligé de faire la quête à la fin des visites, pour recouvrer les honoraires.
Un nouveau règlement, inspiré de la circulaire ministérielle du 1er juin 1919 et du règlement modèle qui l’accompagnait, est actuellement à l’impression ; en ce qui concerne les détails, il a été étudié avec les médecins du service, plus particulièrement avec M. Vidal, et pour l’organisation du traitement ambulatoire d’entretien, avec M. le Dr Laurent, chef du service annexe, dermatologiste des hôpitaux, ancien collaborateur au centre antivénérien de Fez de M. Lacapère, médecin de Saint-Lazare[3]. J’ai dû, à la demande du chef de la police des mœurs et de la municipalité, supprimer les articles qui autorisaient l’ouverture des maisons de rendez-vous et des maisons de passe. En effet, les premières ne seraient guère fréquentée à Saint-Étienne que par des ouvrières que l’on conduirait définitivement à la prostitution, et les secondes par des femmes de la plus basse catégorie, comme les cafés interlopes, dont 17 viennent d’être fermés, en application de la loi du 1er octobre 1917.
Notre nouvelle organisation est maintenant en plein fonctionnement, et tout porte à croire qu’elle durera jusqu’au jour où des progrès thérapeutiques et prophylactiques l’auront rendue caduque. Nous n’avons rencontré aucune difficulté sérieuse ; les médecins sont seulement obligés parfois d’insister pour faire accepter les dernières injections d’une série, et les départs assez fréquents nous obligent souvent à interrompre les traitements.
Les salles réservées dans les maisons aux visites sanitaires ont été pourvues, dès la première demande, du matériel nécessaires aux injections intraveineuses et aux prélèvements.
Les examens cliniques bi-hebdomadaires et les injections intraveineuses demandent beaucoup de temps, à des jours déterminés ; notre nouveau mode de recrutement des médecins nous a permis de trouver des confrères compétents, disposant du temps nécessaire, et sachant se tenir dans un juste milieu entre un caporalisme inconciliable avec la profession et un bon garçonisme particulièrement dangereux dans de telles fonctions.
Il reste maintenant à améliorer, au point de vue hygiénique, l’aménagement des maisons de tolérance, à provoquer des rafles plus fréquentes dans certains quartiers, et à étendre bien davantage l’inscription des femmes qui se livrent à la prostitution d’une façon plus ou moins discrète. Beaucoup de femmes, en effet, tout en se donnant pour une rémunération pécuniaire, ne le font pas à tout venant et sans choix ; mais possédant une cour nombreuse, elles constituent, par leur multiplicité même, une source importante de dissémination des maladies vénériennes.
Notes de l’auteur
[1] Sur ces feuilles, les médecins inscrivent : la date de la visite, l’adresse de la maison, la nature de la visite (périodique à 4 francs, par examen d’arrivante ou de partante à 5 francs) et le nombre des femmes examinées. La dernière colonne est réservée à la signature de la patronne, et, de la sorte, toute contestation est impossible au sujet du règlement.
[2] Ce mémoire est ainsi établi : nom et adresse des tenancières, nombre de femmes examinées dans chaque maison lors des visites collectives, nombre de visites aux arrivantes et aux partantes.
[3] Voici la pratique que nous avons adoptée :
Hospitalisation immédiate de toute femme atteinte d’accidents contagieux. À la sortie de l’hôpital, le médecin du secteur continue chez les syphilitiques la série d’injections intraveineuses commencée à l’hôpital.
Ces injections se font à une semaine d’intervalle, en commençant par la dose de 0,45 centigrammes, et en augmentant chaque fois de 0,15 centigrammes, sans dépasser 0,90 centigrammes. On fait 8 injections consécutives, la série est interrompue en cas d’accidents, et l’on fait des injections intramusculaires d’huile grise. Il est tenu compte du poids de la patiente ; la dose ne dépasse jamais 15 milligrammes par kilogramme et par semaine.
Après 6 semaines de repos, et une analyse négative de l’urine (albumine, sels biliaires, etc.), on fait une nouvelle série d’après les mêmes règles.
On interrompt ensuite le traitement pendant 2 mois, et l’on pratique une 3e série d’injections hebdomadaires, suivie d’un repos de 3 mois.
La seconde année on fait une nouvelle série d’injections, puis l’on recherche la réaction de Wassermann. Deux cas peuvent se présenter :
1° La réaction est négative : on interrompt le traitement pendant 4 mois, puis on fait une 5e série d’injections. Si la réaction est de nouveau négative, on cesse le traitement ;
2° La réaction de Wassermann est positive ; dans ce cas on procède comme la 1re année.
On cherche en principe à obtenir une réaction négative pendant 8 mois, on est alors pratiquement à l’abri des accidents contagieux, et l’on passe aux injections intramusculaires d’huile grise.
Notes de l’éditeur
[a] La syphilis est une maladie infectieuse, d’origine bactérienne (Treponema pallidum). Sexuellement transmissible et contagieuse, elle se manifeste par des lésions cutanées et des atteintes aux organes, voire des troubles neurologiques. Une prise en charge médicale précoce peut guérir l’infection, ou neutraliser ses effets dans ses premières phases. Des symptômes peuvent se révéler au bout de plusieurs années, avec des risques graves, voire mortels, pour les malades.
[b] Peu de temps avant la communication du docteur Cénas, un arrêté municipal, daté du 27 septembre 1919, (ré)organise la surveillance prophylactique des prostituées (Le Progrès, dossier en ligne).
[c] Le novarsénobenzol est un dérivé de l’arsenic.
[d] L’huile grise est une préparation à base de mercure. Les traitements par injection mercurielle remontent au Moyen-Âge, et se généralisent face à la progression de la syphilis, du XVIe au XIXe siècle. Une telle pratique est évidemment dangereuse, à l’aune du savoir scientifique actuel mais également de celui de l’époque, en raison de la forte toxicité de ce produit pour le corps humain. Malgré de nombreuses études médicales cherchant à légitimer ce remède, il apparaît que les traitements à base de mercure sont inefficaces face à la syphilis.
Crédit photographique : Archives municipales de Saint-Étienne, 2 FI ICONO 192, Hôpital de Bellevue, vue intérieure, vers 1900.
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