Article publié sur Paris-luttes.info :
De LFI à Nantes Révoltée, en passant par LO et le NPA, ces derniers jours ont été riches en analyses soutenant les points communs entre le mouvement des gilets jaunes et le "convoi de la liberté" (version française) : mouvement composite agrégeant de nombreuses sensibilités politiques, organisé principalement via les réseaux sociaux et chaînes Telegram, convergeant vers les Champs-Élysées, confronté à une forte répression policière. Au-delà de la symbolique, l’identification de ces similitudes appuie l’idée que le mouvement n’est pas condamnable en soi, qu’il serait récupérable ou orientable vers des idées "de gauche".
Dans certaines sphères militantes, la priorité semble être de ne pas reconduire les hésitations de novembre 2018. En effet lorsque les gilets jaunes ont émergé, les analyses ne manquaient pas de souligner les différences entre ce mouvement et les formes militantes traditionnelles. Parfois, ces différences et la confusion du mouvement ont alimenté des réticences à le rejoindre. Depuis, la mise à jour théorique semble avoir été la suivante : les gilets jaunes sont le nouvel étalon à partir duquel les luttes devraient être évaluées. Nous pensons au contraire que le surgissement des gilets jaunes est la cristallisation de circonstances historiques uniques. Il y a fort à parier que le prochain mouvement de lutte d’ampleur déstabilisera à la fois les formes militantes traditionnelles et la forme "gilets jaunes".
Dans ce marasme théorique, nous n’essaierons donc pas de discuter des similarités supposées entre gilets jaunes et convoi de la liberté. Nous nous concentrons d’avantage sur les filiations et le contenu de ce convoi.
Bien que des revendications vaguement sociales (du type augmentation du pouvoir d’achat ou allègement des taxes) soient présentes dans le convoi de la liberté [1], le cœur de la mobilisation est dirigé contre les mesures mises en place par le gouvernement dans le cadre de la lutte contre la Covid-19. Une double filiation apparaît :
- d’une part, le convoi est l’héritage des mobilisations contre le pass sanitaire puis vaccinal, actives en France depuis l’été 2021.
- d’autre part, la forme convoi est une référence directe au convoi de routiers Canadiens clairement anti-vax qui a occupé Ottawa depuis plusieurs jours [2].
Faire du convoi de la liberté une "rupture" ou un "surgissement inédit" pour mieux le rapprocher des gilets jaunes permet d’occulter ces filiations, et avec elles l’ensemble des ambiguïtés des mobilisations contre le pass sanitaire.
Il faut rappeler que de nombreuses analyses ont montré que ces mobilisations n’étaient pas spontanées. On trouve à la manœuvre des climato-sceptiques recyclés dans le covido-négationnisme, des réseaux complotistes ou d’extrême-droite [3]. Dire que ces collectifs sont à la manœuvre n’implique pas que l’ensemble des participant-e-s à ces mobilisations étaient d’extrême-droite ou conspirationnistes. Nous ne disons pas non plus qu’il n’existait pas dans ces manifs des postures individuelles opposées au pass sanitaire tout en étant favorable à des mesures de protection face au virus. Cela signifie cependant que les mobilisations n’ont pas été noyautées par l’extrême-droite, mais bien d’avantage impulsées par elle. Si noyautage il y a eu, cela a été du fait de forces militantes de gauche. Et, pour notre part, nous considérons que ces tentatives de noyautage ont été un échec. La raison principale en est que l’horizon esquissé par ces mobilisations ne saurait être compatible avec ce qu’il nous faut appeler, faute de mieux, des valeurs (ou affinités) émancipatrices.
Dans son essai « Tracer des lignes – sur la mobilisation contre le pass sanitaire » [4], Valérie Gérard propose, plutôt que les gilets jaunes, une filiation des mouvements anti-pass à la manif pour tous.
Ce parallèle nous intéresse car il nous rappelle que les forces réactionnaires peuvent s’incarner dans une communauté de lutte qui prend la rue et s’oppose à l’État. Autrement dit, les formes de luttes ne nous disent rien sur leur contenu. Les forces réactionnaires ont aussi des raisons d’être en colère et de souhaiter « emmerder Macron ». Les forces réactionnaires aussi mobilisent les idées d’« être ensemble », de « communauté » et de « peuple ». Elles peuvent même, au sein de leur mobilisation, être « solidaires ». L’extrême droite aussi peut se faire émeutière, et se faire taper sur la gueule par l’État et ses flics.
La manif pour tous revendiquait une communauté fondée sur la famille patriarcale traditionnelle et la sexualité hétéronormée. À l’époque, il ne serait venu à l’esprit d’aucun-e camarade d’appeler à y prendre part pour l’orienter dans la bonne direction ; mais bien plutôt de la combattre (ce que nous avons fait). De même, le rejet de toute restriction sanitaire esquisse une communauté excluante et fondée sur un darwinisme social : exclusion des plus faibles, pauvres, âgé-e-s, immuno-déprimé-e-s, sans compter la roulette russe qui fera tomber le covid long sur des milliers de personnes. Il est tout à fait possible, dans cette communauté restreinte, de mener les analyses les plus raffinées ou d’y ajouter des revendications sociales. Mais le ver est dans le fruit.
Intervenir dans les luttes, donc : au nom de quoi ? De nombreuses voix se sont élevées récemment pour dénoncer la confusion ou le déni des milieux militants face à la pandémie [5]. Intervenir sur ces bases ne peut que conduire à tenir le même discours, c’est-à-dire à ne rien changer si ce n’est celui/celle qui l’énonce (« de gauche » et non « de droite »). Autrement dit, pour nous, il ne s’agit pas d’agir au sein du convoi, mais d’intervenir contre ce qu’il incarne. En cela, ce texte n’est pas un appel à laisser la rue aux forces réactionnaires et d’extrême-droite, mais vise plutôt à faire apparaître des lignes de rupture et à établir une véritable digue sanitaire (dans les deux sens du terme).
Fascinés par tout ce qui bouge, nos fins analystes ne relèvent même pas que le convoi de la liberté coïncide avec l’annonce gouvernementale de la levée prochaine des dernières restrictions sanitaires : abandon du port de masque en intérieur à compter du 28 février, suppression du pass vaccinal envisagée courant mars. Il nous faut le redire : il n’y a jamais eu un laisser-aller sanitaire aussi important depuis le début de la pandémie. Convoi de la liberté et gouvernement convergent visiblement dans la même direction.
Une grande part de cet empressement à sauter sur tout ce qui bouge (et à n’y voir que ce qui rassure) s’explique sans doute par l’approche des échéances électorales ainsi que la faiblesse générale de la gauche, qu’elle soit parlementaire ou extra-parlementaire. Nous ne réglerons pas ce problème en quelques lignes.
Parce que le virus est toujours là, nous nous contenterons donc de conclure par quelques éléments d’auto-défense sanitaire dont la clarté nous semble être un préalable indispensable dans tout mouvement social (sur quelque sujet que ce soit) en période de pandémie :
- mise en place de pratiques de réduction des risques (port du masque, aération…) dans toutes nos mobilisations et espaces militants ; revendication du maintien de ces dispositifs face à l’État et le patronat
- promotion du vaccin et d’une solidarité internationale, pour l’accès au vaccin pour tou-te-s ; dans le même temps opposition à la stratégie gouvernementale et ses outils (pass) qui en fait son unique arme pour remettre la société au travail.
C’est au prix de ces mesures élémentaires que nous serons capables de lutter ensemble contre ce qui nous divise.
Quelques militant-e-s opposé-e-s au convoi de la liberté
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