Les serveurs sont les maillons essentiels de l’architecture du web : au sens large, ce sont des dispositifs informatiques, matériels ou logiciels qui offrent des services à des client·es. Chaque fois qu’on visite un site web, qu’on envoie un mail, qu’on poste un document ou une photo, on fait appel à un serveur. Aujourd’hui, la grande majorité des contenus du web sont stockés et administrés par des serveurs privés, qui appartiennent aux entreprises géantes du numérique. Celles-ci les administrent selon leur conception de la sécurité, leur morale et leur économie, fondée sur l’extraction et la revente des données personnelles. À côté de cette architecture centralisée et ultra-capitaliste en existe une autre, précaire, locale et disséminée : l’archipel des serveurs autonomes. Petits, autogérés et entretenus par des communautés souvent bénévoles et presque toujours militantes [1], ils proposent des espaces organisés par d’autres économies et d’autres valeurs. Certains sont pensés pour les besoins spécifiques du féminisme : résister au cyber-harcèlement, contester la censure opérée par certaines plateformes, proposer des lieux de stockage extranationaux pour des formes d’activisme féministe illégales dans certains pays, archiver les traces laissées par des mobilisations éphémères ou perdues.
C’est le cas du serveur Anarcha, administré depuis la communauté de Calafou, « colonie éco-industrielle postcapitaliste ». Située à 60 kilomètres de Barcelone, cette ancienne « colonie industrielle » – un ensemble de bâtiments hérités de l’industrialisation catalane au xixe siècle – s’étend sur 28 000 km2. Une trentaine de personnes y vivent et y mènent des expérimentations qui vont de la microbrasserie au biohacking [2], en passant par la création de réseaux de producteurs bio et le développement d’outils technologiques autonomes. Calafou se veut un lieu d’invention de pratiques pour sortir du capitalisme, du patriarcat et des formes d’oppression sociale en général et produit beaucoup d’écrits pour documenter les rencontres internationales qui s’y déroulent et les idées qui s’y développent. C’est là qu’est né Anarchaserver, un serveur féministe autogéré.
Ok, mais alors c’est quoi, un serveur féministe ?
Pour moi, un serveur féministe, c’est un projet politique développé par des féministes et qui se met au service des collectifs féministes et des femmes qui en ont besoin. La gestion des sites web, des données, des mémoires, ainsi que les serveurs, sont de plus en plus des champs de bataille où se déroulent énormément d’attaques : déni de service, censure, shut-down [3], injection de virus, etc. Nous devons absolument multiplier les initiatives non centralisées, féministes et politisées qui peuvent aider à rendre visibles et à maintenir actives les voix des femmes et des féministes en ligne. Nous devons aussi leur fournir les services dont elles ont besoin pour s’exprimer, mener à bien leur travail, explorer leurs identités, trouver des amies et des alliées...
Nous voulons donc administrer des serveurs parce qu’ils sont stratégiques pour notre autonomie, pour gérer nos capacités communicationnelles et informationnelles, pour la préservation des mémoires individuelles et collectives féministes… Ce sujet est trop important pour le laisser en suspens ou le déléguer à des collectifs tech alternatifs, avec qui nous partageons des affinités sur les questions politiques, mais qui restent très masculins et peu capables d’accueillir la diversité de genres et de cultures au sein de leurs collectifs. Même si les choses changent, heureusement.
Je ne veux pas penser qu’Internet n’est qu’un espace violent, misogyne et sexiste. Je pense que ces comportements se produisent beaucoup dans l’Internet commercial, sur des services possédés par des Blancs psychopathes de la Silicon Valley. Il existe pourtant de nombreux canaux sûrs, mais ils sont peu connus ou peu fréquentés. Ce qui ne change rien au fait que nous devrions avoir des serveurs autogérés par des féministes. En 2019, c’est fou qu’il n’y en ait pas plus. Dans le monde où l’on vit, la question numérique est si liée à notre identité que ne pas avoir d’espace connecté qui nous appartienne et que nous puissions gérer de façon autonome… c’est inquiétant.
Compléments d'info à l'article