Texte écrit par Carbure publié dans la revue Agitations à découvrir ici et à commander là.
La lutte contre la réforme des retraites et la manière dont elle a été conduite, la réforme elle-même et la manière dont elle a été conçue et appliquée, nous laissent un sentiment contrasté. D’un côté, un sentiment de déjà-vu, voire de répétition : jusqu’à l’utilisation du 49.3 en fin de mouvement, qui avait également marqué un temps fort du mouvement contre la loi Travail en 2016, et suscité les mêmes réactions de démocratisme indigné, tout nous replace dans la temporalité connue des luttes qui se calquent sur l’agenda législatif tout en prétendant remettre en cause la démocratie parlementaire telle qu’elle existe actuellement.
Outre cet événement symbolique, et de peu d’importance eu égard au contexte dont il découle, on pourrait mentionner la plupart des caractéristiques de cette séquence politique pour soutenir l’idée d’une pure et simple répétition : le gouvernement soucieux de mettre fin légalement à l’exception sociale française, qui est en réalité, pour une large part de la population, déjà morte.
Prenons l’exemple du mouvement contre la réforme El-Khomri en 2016. Dans un contexte d’offensive libérale à travers de nombreux pays (Jobs Act en Italie, lois Hartz en Allemagne, etc.), la primauté subsistante du code du travail sur les conventions collectives d’entreprise était une exception française, par rapport aux États-Unis, au Japon ou encore au Royaume-Uni. Toutefois, même dans les pays disposant d’une forte couverture par branche sur le plan législatif, la précarisation du travail (si l’on comptabilise seulement 15% de CDD et d’intérim dans l’emploi total, on constate que cette proportion est en augmentation constante, et tend à devenir la règle dans les nouvelles embauches) entraîne une pression sur les modalités de l’emploi. Malgré cela, les entreprises françaises perdent en compétitivité depuis 2008 (17,3% en 2000 contre 13,6% en 2017), ce qui entraîne une réaction du gouvernement avec la loi Macron (généralisant le travail du dimanche) et surtout El-Khomri, pour rattraper le retard juridique sur les pratiques réelles sur le lieu de travail. Il n’y a eu mobilisation que dans les secteurs où la loi était une attaque à la fois contre les syndicats et contre les travailleur·ses, ou à des endroits où des luttes sectorielles pouvaient se rattacher au mouvement opportunément.
Dans la majorité des secteurs, les négociations se jouaient déjà en dehors de tout rapport juridique car le rapport de force y est largement en faveur du patronat (faiblesse de la représentativité syndicale, menace de la précarité suite à la « flexibilisation du marché du travail », etc.) En ce sens, c’est davantage la valeur symbolique du code du travail et la gestion répressive des manifestations qui ont dramatisé l’ampleur du mouvement. L’opposition syndicale et le mouvement social qui ont lutté pour résister à cette logique libérale et préserver les acquis, les ont présentés idéellement comme relevant de l’intérêt général masquant ainsi qu’ils étaient pratiquement la défense de certaines franges de travailleur·ses, encore plus ou moins épargné·es, essentiellement concentré·es dans le secteur public. L’équation défense du service public – défense de l’intérêt général – défense de tous les travailleurs joue alors un rôle de moteur idéologique pour des luttes qui échouent à saisir leur particularité, et dont les acteurs ne cessent de s’étonner de leur isolement et de la difficulté à étendre le mouvement.
De fait, les secteurs les plus investis dans la lutte ont surtout été la SNCF, la RATP et d’autres « bastions » du vieux mouvement ouvrier, mais la grève n’a que très peu impacté le secteur privé, en-dehors de quelques raffineries. Et surtout : quelle que soit la radicalité de sa contestation, le mouvement semble voué à la défaite. Aucun des gouvernements successifs n’ayant cédé face à un mouvement social d’ampleur depuis le plan Juppé il y a 25 ans, ce qui tenait lieu de « dialogue social » auparavant semble avoir définitivement disparu face à la cadence effrénée de réformes imposées par la tendance à la libéralisation.
Sur la base de cette description générale, il est tentant de dire que cette séquence politique ne fait que concentrer la plupart des traits dominants de la période actuelle, tels qu’ils existent dans le contexte français. Il est tentant de se rapporter à ce qu’il se passe en montrant que, en dépit des enthousiasmes suscités par ce mouvement (« le plus long depuis 95 » a-t-on entendu dire, en oubliant au passage le mouvement des Gilets Jaunes, qui ne se rattache pas à l’imaginaire d’une classe ouvrière organisée), c’est bel et bien le même manège qui se joue entre République et Nation. Si tout cela est tentant, c’est d’abord parce que c’est rigoureusement vrai. Ce mouvement (on verra plus en détail pourquoi) n’a pas été autre chose que le sketch syndical qu’on a toujours connu, et qui a pris une nouvelle forme depuis, disons 2016. L’attaque constituée par la réforme, elle, n’est certainement pas une attaque « inédite » contre « nos droits », mais se tient dans la droite ligne de ce que les gouvernements s’attachent à faire depuis quelques années : imposition d’une politique libérale, démonstration que, selon le mot de Woerth en 2010 « faire la grève ne sert plus à rien », caractérisation des syndicats contestataires comme freins archaïques à la modernisation, voire comme « radicaux » à réprimer, etc. D’un côté comme de l’autre, méthodes et objectifs restent identiques.
Répétition donc. Mais d’un autre côté, il est très manifeste aussi que la répétition des mêmes choses n’est pas sans effet à terme. En effet, répétition vaut affirmation, consolidation et ce sont alors des tendances que l’on peut voir s’installer. Bref : même si on n’est pas très surpris par le déroulement de cette lutte, on ne peut pas se contenter d’un « on l’avait bien dit ». Ce passage à la constitution de quelque chose comme une « tendance » est ce qui motive notre sentiment contrasté. D’un côté : déjà vu, de l’autre : ça n’était quand même pas comme ça avant 2016. Pour le dire simplement : on n’a jamais vu les flics d’aussi près et aussi souvent dans les manifestations, le « non » du gouvernement n’a jamais semblé si frontal et si autoritaire, le roulage de mécaniques de la CGT aussi vain. Si le déroulement de la lutte semble répondre à un schéma préexistant et mettre en œuvre les mêmes modalités tactiques, la gestion des mouvements sociaux a évolué en se montrant toujours plus inflexible. Après la condamnation de l’État français par l’ONU et le Défenseur des Droits pour des faits de violences policières, on ne peut que constater que les techniques de maintien de l’ordre (qui ressemblent de plus en plus à des façons de semer le chaos) ont intensifié leur pression sur les défilés, et que le recours aux grenades lacrymogène ou aux lanceurs de balle de défense est devenu systématique, tout comme les charges sauvages en plein cœur de manif, etc. Et au fond, on voit bien que quelque chose s’est reconfiguré, et resolidifié autrement.
Bref : si au fond rien ne change – ce mouvement ne change pas la donne, il ne porte rien de nouveau, et même le très humble désir de « recomposer les forces de gauche » n’a pas abouti – le « ça ne change pas » doit être envisagé positivement, dans ce qui est produit de neuf comme dans la direction prise. Le projet de loi lui-même illustre cela : si la baisse du salaire indirect n’est pas une nouveauté, l’indexation des cotisations sur les variations du marché par le flottement du point, la sortie programmée de masses de travailleur·ses du système des retraites et conséquemment le projet de précarisation généralisée des actifs âgés que cela constitue, la généralisation de la capitalisation (pour ceux qui pourront se le permettre), créant à terme un afflux de liquidités supplémentaires sur les marchés financiers, etc., tout cela tend à nous projeter dans une réalité qui pour être nouvelle dans le contexte français n’en est pas moins pourtant déjà existante, celle du capitalisme effectivement restructuré.
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