Le débat public français est complètement saturé par le discours identitaire. Stations de radio comme chaînes de télévision (y compris publiques !) offrent quotidiennement des tribunes à divers éditorialistes réactionnaires, dont Éric Zemmour est le parfait archétype. Défendant une conception nationaliste de la mémoire contre les travaux scientifiques des historien-nes [1], ceux-ci convoquent « l’Histoire » (toujours avec un grand H) pour fonder leurs fictions racistes et suprémacistes blanches, comme celle du « grand remplacement », formulée par l’écrivain Renaud Camus. S’ajoutant aux déjà trop nombreuses organisations fascistes qui pullulent sur le territoire, cette saturation du débat public par le discours réactionnaire reflète « la possibilité du fascisme », d’ores et déjà installé dans certains espaces médiatiques à forte audience [2]. Dans le même temps, le péril environnemental s’aggrave constamment sans que l’écologie ne devienne un sujet d’importance pour cette « éditocratie » réactionnaire [3]. Une place ridiculeusement périphérique lui est réservée dans les interventions quotidiennes de ces polémistes professionnels, essentiellement structurées par les fictions racistes et identitaires précitées. La seule position claire sur cette question de ces éditocrates réside dans leur climatoscepticisme bas-du-front et leur défense du capital fossile [4], le mode de vie occidental y étant adossé représentant pour eux le plus haut degré de civilisation humaine, ayant réussi son « arrachement » à la nature. Pour l’heure, ce « carbofascisme » semble donc être la norme à l’extrême-droite, lorsqu’il est question d’écologie. Cette façade ne doit toutefois pas occulter certaines appropriations plus sérieuses et profondes de l’enjeu écologique par certaines sensibilités politiques d’extrême-droite – des appropriations que l’on ne peut réduire à du « greenwashing » électoraliste. Bien que celles-ci ne soient pas dominantes aujourd’hui, l’écologie politique d’inspiration raciale qu’elles défendent pourrait se renforcer à mesure que s’intensifient et s’aggravent les impacts locaux [5] de la crise environnementale. L’appellation d’« écofascisme » semble toute désignée pour caractériser cette lente et profonde écologisation du fascisme, mais souffre encore d’un flou définitionnel qui empêche de prendre la mesure de ce danger.
Parmi les militant-es antifascistes aussi bien qu’écologistes, l’écofascisme reste encore relativement peu conceptualisé [6]. Il est souvent mobilisé comme contre-slogan, pour caractériser des discours sur l’écologie qui sont antidémocratiques (voire autoritaires) et/ou néomalthusiens – autrement dit, qui considèrent le problème écologique par le seul prisme démographique. Ainsi, sont régulièrement et indifféremment qualifiés d’écofascistes des discours aussi variés que ceux faisant du coronavirus une violente « vengeance de la nature » [7], du permis/quota carbone individualisé un dispositif de justice climatique [8] ou de la volonté de ne pas faire d’enfant(s) le summum de l’engagement écologiste [9].
Aussi critiquables soient-ils, ces discours s’ancrent dans des contextes idéologiques très différents et ne peuvent être amalgamés sous l’appellation d’écofascisme – au risque de manquer l’essentiel sur l’écologisation du fascisme. Ce flou définitionnel est constitutif du terme « écofascisme » depuis ce qui semble être sa première formulation, par Bernard Charbonneau, en 1980. Tel Hans Jonas avant lui, ce dernier considère que « l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité » écologique [10]. Les deux philosophes s’inquiètent avant tout de la technocratisation de la question écologique, avatar parmi d’autres de l’écologie autoritaire. Le fait de considérer que l’écofascisme pourrait être « aussi bien […] de gauche que de droite » déconnecte ce dernier du fascisme dit « historique », en le réduisant à sa dimension technocratique et autoritaire – occultant de fait les liens politiques réels entre fascisme « historique » et écofascisme. Cette conception de l’écofascisme apparaît tronquée, comme le sont également son identification par le seul populationnisme/néomalthusianisme ou le primitivisme considérant que l’être humain est intrinsèquement destructeur de son environnement, posant ainsi problème par son existence même. Ces conceptions de l’écologie sont évidemment critiquables, pour de multiples raisons que nombre de théoricien-nes et de militant-es ont déjà exposées par le passé [11]. D’une certaine manière, il s’agit peut-être d’une fascisation de l’écologie, car elles participent bien à la théorisation (explicite mais aussi rampante) de l’écofascisme, en partageant une ou plusieurs caractéristiques avec lui. Toute la question tient dans la nécessité ou non de les distinguer de ce qui fait le cœur idéologique de l’écofascisme. Plus précisément, ce dernier repose en grande partie sur une racialisation de l’écologie, dont il faut absolument préciser les contours [12]. Celle-ci est nourrie par une conception particulière de la « nature », qui structure par ailleurs la pensée écologique bien au-delà de l’écofascisme – rendant d’autant plus concrète la possibilité de celui-ci, alors ancré dans cette conception réactionnaire de la nature.
Considérer sérieusement « la possibilité de l’écofascisme » se situe au croisement de ces deux préoccupations politiques. Si la menace néofasciste n’a pas attendu les alertes du GIEC pour se constituer, le drame climatique en cours pourrait bien lui donner un nouveau souffle, ainsi qu’une nouvelle couleur – le vert. Malgré une multitude de signaux faibles et l’existence d’un corpus théorique suffisamment profond pour soutenir une telle reconfiguration idéologique, le double processus d’écologisation du fascisme et de fascisation de l’écologie n’est pas encore une réalité massive qu’il ne serait possible de constater qu’avec impuissance. C’est un mouvement en germe dont les prémisses idéologiques peuvent encore être détruites, en comprenant ses fondements, son ancrage organisationnel et les voies par lesquelles il se déploie aujourd’hui.
Le spectre d’une dictature verte
Depuis la constitution du mouvement écologiste dans les années 70, c’est l’argument privilégié de ses nombreux ennemis politiques : l’écologie politique serait par nature hostile à la démocratie (libérale). Cette attaque pourrait tout simplement être ignorée, car le ridicule ne tue pas mais fait assurément perdre du temps. Par devoir de vigilance, elle peut faire l’objet d’un examen suffisamment approfondi pour en tirer des conclusions politiques efficaces. Dans sa forme tronquée (sans les parenthèses), l’argument tombe en effet immédiatement à l’eau, tant est évidente la puissante aspiration démocratique animant les principales théorisations politiques de l’écologie [13].
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