Il y a également un autre marché plus insidieux, que l’on suppose parfois moins nuisible que celui, brutal, de la surveillance par les États. C’est celui de l’économie de l’attention, de la marchandisation de nos comportements et de nos identités. Ne nous trompons pas de sujet, la plupart des multinationales hégémoniques du numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – GAFAM par la suite) parlent [3] de vente et d’exploitation de données personnelles et non de comportement, car la donnée est abstraite et omniprésente. Il est difficile de s’opposer à une collecte de données personnelles ou de métadonnées. La donnée est abstraite, une modélisation mathématique, et peut-être isolée, car il est difficile d’en percevoir l’effet au quotidien. Pourtant si l’on parle des comportements que décrivent ces données, alors il devient beaucoup plus évident de s’opposer à cette collecte et à leurs marchandisations.
Parler de capitalisme des comportements, de capitalisme des identités, de capitalisme identitaire, au lieu de capitalisme de surveillance ou de l’économie de l’attention, permet de rendre concret et palpable ce que font réellement les GAFAM. Ils analysent nos comportements dans le but de nous forcer à nous comporter de certaines façons. De plus, cela permet de mettre en lumière le fait que les pratiques de surveillance des États et ce capitalisme du comportement sont en fait souvent les deux faces d’une même pièce de cette surveillance. D’autant que les acteurs de ces deux formes de surveillance sont, de fait, souvent les mêmes. Palantir, par exemple, la société qui a obtenu un marché d’analyse de grandes quantités de données pour la DGSI [4] en France, est fondée par Peter Thiel. Qui est également le fondateur de PayPal, le premier financeur externe de Facebook et qui, via le fonds d’investissement duquel il fait partie, investit également dans Airbnb, Lyft, Space X (le programme spatial d’Elon Musk) et Spotify.
Palantir est loin d’être le seul exemple. La société Amesys, ancienne filiale du groupe Bull, s’est fait connaître par la vente d’un système de surveillance à Mouammar Kadhafi [5]. Ou encore Amazon, qui héberge le cloud de la CIA (un petit contrat à 600 millions de dollars tout de même). Ou Google qui, via le projet Maven (officiellement abandonné en 2019 suite à des pressions des employé·es de Google), entraîne les drones à faire de la reconnaissance de cible [6]. C’est un phénomène global qui touche énormément d’entreprises du numérique, comme le documentent, par exemple, Transparency Toolkit et Privacy International [7].
Ces capitalistes identitaires tirent leur richesse du travail que nous leur fournissons gratuitement en alimentant leurs gigantesques collections de données comportementales. Chaque fois que vous lisez quelque chose en ligne, que vous regardez une vidéo, que vous la repartagez avec d’autres ou non, chaque action minime que vous entreprenez sur Internet, permet à ces ogres gargantuesques de s’enrichir encore plus, d’accumuler encore un peu plus de contrôle tout en évitant de s’y soumettre, renforçant toujours plus l’asymétrie propre aux systèmes capitalistiques. Cela engendre également une forme de prolétariat. Une dépossession des travailleu·ses dans ces systèmes de leurs outils de production, pour ne se voir évaluer qu’en fonction de leur « crédit social ». Qu’il s’agisse du nombre d’étoiles du chauffeur supposé indépendant, mais aliéné à Uber (ou Lyft), ou le nombre de vues de votre profil Facebook ou de contenus sur Instagram, le « score p » de votre chaine Youtube [8], votre valeur dans ce système capitaliste est celle que les plateformes de gestion de contenus vous donnent.
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