Les manifestations de janvier 2023 contre le projet de réforme des retraites, apparaissent comme un « succès » d’un strict point de vue comptable. Il y a du monde dans la rue, à Paris comme en province, avec des villes moyennes et petites qui enregistrent un nombre de manifestants très supérieur à ce qui est habituel ou attendu, rappelant au passage un caractère déjà aperçu au début du mouvement des Gilets jaunes. Mais pour le moment on n’y sent pas d’élan. Mais de ces manifestations semblent émaner plus d’incertitude et de pesanteur que d’enthousiasme et de détermination [1]. Nous ne parlons pas ici d’un niveau de violence qui manquerait au mouvement en comparaison, par exemple, du mouvement des Gilets jaunes, sachant que, le plus souvent, ce niveau de violence c’est le pouvoir en place et ses forces de répression qui le déterminent, mais d’une intensité intrinsèque à la manifestation qui la rendrait ainsi active. Peut-être est-ce alors la gravité qui l’emporte, une gravité des manifestants rendant compte de la gravité de la situation. En effet, alors que se profile la fin des boucliers fiscaux et que les raisons qui ont amenés les Gilets jaunes dans la rue n’ont pas disparues, bien au contraire, l’événement qui pourrait bousculer la routine ne figure à aucun « agenda », fût-il révolutionnaire. Il est en effet peu aisé de déterminer la place d’un conflit sur les retraites dans un contexte dominé depuis quelques années par l’articulation entre ce qui est de l’ordre de l’urgence de court terme (les exigences de « fin du mois »), qui relève du niveau de la gestion/reproduction à court terme des rapports sociaux par l’État ; et ce qui est de l’ordre de l’urgence de moyen ou long terme (les exigences pour éviter une « fin du monde »), qui relève de l’hyper-capitalisme du sommet au sein duquel les États ont un rôle et une place proportionnelle à leur puissance et sont engagés par des pratiques d’alliance et de coordinations... ou de conflit comme on les voit resurgir aujourd’hui (guerre en Ukraine, tension entre des blocs de puissance).
Si la réforme des retraites est loin de figurer au rang des urgences de court terme des salariés, elle se situe quand même dans un champ sur lequel on peut développer une intervention collective qui est encore de notre ressort. Il y a là une explication, parmi d’autres, du relatif succès des dernières manifestations sur la retraite.
Ces masses en mouvement donnent-elles au conflit sur les retraites un caractère de mouvement de masse ? Pour le moment, les médias parlent de « colère » plus que de révolte (une « colère sourde » disent-ils) ; les syndicats de ras-le-bol (CGT) ou de mécontentement (UNSA) ; les individus dans la foule manifestante clament leur ressentiment plus que la haine de classe avec une fixation contre Macron.
Si le pouvoir juge ces positions infra-politiques et plus de l’ordre du ressenti que d’une prise de conscience de classe qui pourrait faire craindre une maturation de la contestation dans le sens d’un niveau élevé d’antagonisme, elles ne sont pas faites pour le rassurer. En effet, elles s’avèrent peu lisibles pour lui et peu contrôlables par les syndicats, et tous les cercles de pouvoir, qu’ils soient liés au pôle capital ou au pôle travail, se voient contraints de « prendre la température » d’une mobilisation où chacun risque gros. En effet, une défaite des grévistes et manifestants, qui ne serait qu’une victoire par défaut du projet de réforme, consacrerait LFI ou plutôt le RN comme seule alternative avec, en profilage, une diversion politique vers le référendum.
La conscience de ce risque est déjà patente pour un pouvoir politique qui cherche à prévenir tout débordement. Ce qui est certain, c’est que l’État a changé de stratégie de maintien de l’ordre, une stratégie adoptée contre les Gilets jaunes et maintenue en partie contre le mouvement contre le projet de retraite universelle par points, mais stoppée par le confinement et la crise sanitaire. La méthode Lallemant de gestion sur le fil du rasoir, qui seyait peut-être à une majorité sûre d’elle-même pendant la première mandature, ferait prendre un risque trop grand à une « majorité » présidentielle qui n’en est plus une. Certes, et à la marge, le ministre de l’Intérieur Darmanin n’hésite pas à criminaliser les luttes environnementales de désobéissance civile ou de sabotage à partir du moment où elles apparaissent comme des coups de force de petits groupes ou d’individus sans consistance sociale ou politique. Mais avec les retraites, on a affaire à la gestion de masses en mouvement auxquelles le pouvoir semble vouloir laisser une chance de se mouvoir sans débordement. Laurent Nuñez, le remplaçant de Lallement, a donc appliqué une méthode de mobilisation importante des forces de l’ordre, mais à la présence discrète et à la capacité d’intervention rapide au cas où [2].
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