Assurément, l’épidémie de corona virus et les périodes successives de confinement sont passées par là. Il a fallu assurer des cours en ligne, concevoir des supports qui puissent être envoyés et accompagner un enseignement sans présence en classe, revoir les modalités de suivi et d’évaluation afin qu’elles puissent être exercées à distance, etc. Les outils numériques ont de ce point de vue été très utiles. Ils le demeurent, d’autant que l’enseignement à distance à l’université a été privilégié bien davantage que dans les établissements primaires et secondaires et est en pratique devenu la norme : grande oubliée des déconfinements successifs [2], les universités n’ont été autorisées après le confinement de l’automne à rouvrir leurs portes aux étudiant-e-s qu’à partir du 8 février, et dans des proportions très limitées. La réouverture, à Saint-Étienne comme ailleurs, s’est en effet faite avec une jauge fixée à 20 % des capacités d’accueil des bâtiments [3]. Dans ce contexte, les équipes informatiques ont été extrêmement sollicitées et les besoins en accompagnement pédagogique sont indéniables. Ce mode de fonctionnement doit-il pour autant être pérennisé ? Car là est bien l’enjeu.
Moment de crise et projet de long terme
L’équipement d’une salle en matériel (caméras, micros) nécessaire pour assurer de la visio coûte 6 000 euros pour un amphithéâtre, 500 à 1 000 euros pour une salle de TD. Cette visio demeure souvent pratiquée, même lorsque les cours reprennent en salle, afin de permettre aux étudiant-e-s qui n’ont pu revenir de suivre l’enseignement à distance (selon la formule du « co-modal »). De nombreux ordinateurs, caméras et autres micros ont dû être achetés pour fournir les moyens d’assurer et suivre les cours. La teneur des formations proposées par le SUP pointée plus haut rend également compte des moyens mobilisés pour assurer ce tournant numérique. Il s’appuie sur la mise à disposition de nouveaux outils [4], gratuite pour le personnel mais qui suppose l’achat de licences, ces outils étant développés en externe. Il a aussi fallu recruter ou former du personnel : trois des cinq ingénieures pédagogiques qui composent l’équipe sont spécialisées sur le numérique (les deux autres se focalisant sur la fameuse « approche par compétences ») [5].
De manière générale, les investissements ont été massifs : dès le début de l’été, 30 millions d’euros ont été mis sur la table par le gouvernement pour un appel à projet visant à développer l’« hybridation des formations de l’enseignement supérieur » en prévision de la rentrée [6]. On ne revient pas si facilement sur des évolutions de modes de fonctionnement et de travail que permettent (qui justifient ?) de telles dépenses d’argent…
Cette évolution est de fait pensée comme étant appelée à survivre à la période actuelle. Que la Direction du numérique soit placée au cœur de l’organisation de la rentrée de septembre 2002 augurait déjà cette orientation à l’UJM [7]. Le projet, baptisé « Hybridation Flexible (HyFlex) », vise à mobiliser l’enseignement à distance pour assurer la continuité pédagogique dans un contexte de crise sanitaire. Mais un de ses objectifs est de « lancer une réflexion globale sur la pérennisation de cet ensemble de dispositifs dans notre établissement (ou dans certaines composantes) ». La directrice du SUP affiche la même volonté de « pérenniser certaines pratiques pédagogiques », écartant les critiques que l’on aurait trop entendues pour « capitaliser » sur les « effets positifs » de l’enseignement à distance [8]. Début mars 2021, la Direction du numérique annonce un projet d’étude plus large sur « la dématérialisation à l’UJM » (DEMATUJM).
L’introduction de ces pratiques s’inscrit en réalité dans un projet qui précède la crise actuelle. Depuis près de dix ans, le ministère de l’Enseignement supérieur promeut à travers France Université Numérique une « Stratégie numérique pour l’enseignement supérieur » [9]. Initiée afin de rendre l’université « performante, innovante et ouverte sur le monde », cette bascule vers le numérique s’appuie sur un ensemble de pratiques référencées [10] que le gouvernement pousse à l’occasion de cette « crise » à adopter [11].
Enseignement au rabais et transformation des pratiques pédagogiques
Du côté des enseignant-e-s comme des étudiant-e-s, rares sont pourtant les voix enthousiastes sur l’enseignement à distance.
Concentrons-nous ici sur l’expérience vécue par les enseignant-e-s – chercheur-e-s [12]. Souvent compliquée, elle est parfois rendue impossible par des problèmes de connexion ou par l’absence d’espaces adéquats [13]. Et elle demeure le plus souvent frustrante car il faut se contenter de parler à une série d’écrans où ne figurent bien souvent que les initiales des participant-e-s, renoncer à engager les interactions qui se déroulent habituellement en classe. Si l’on peut trouver des parades – c’est ce à quoi servent en fin de compte les outils numériques proposés (questionnaires et sondages interactifs avec Wooclap, discussion avec Rocket Chat, etc.) –, elles ne sont pas sans implication sur la pratique pédagogique. On doit le plus souvent se résoudre à des interventions courtes et à rendre ludique son enseignement pour compenser la difficulté à maintenir la concentration face à un écran. Ce qui rend impossible la transmission des contenus qui demandent des développements longs et font appel à l’abstraction. Foin du partage des savoirs, l’exercice pédagogique se résume, au mieux, à l’animation d’une classe. C’est bien vers une telle évolution que tendent les formations proposées par le SUP. Aucune n’est dédiée à la pédagogie en tant que telle : comment construire un cours, comment donner à voir les avancées de la recherche sur un sujet tout en conservant un propos d’ensemble, quelles pratiques mobiliser pour faire passer au mieux un contenu et composer avec l’hétérogénéité des parcours et niveaux des étudiant.e.s, etc.
Transmettre des connaissances constitue pourtant le cœur de la pratique pédagogique. La recherche, qui constitue le second volet de l’activité des enseignant-e-s – chercheur-e-s et qui définit la spécificité de l’enseignement universitaire par rapport à celui assuré au sein d’une formation technique, est de fait délaissée. Mais de façon plus radicale encore qu’auparavant, la pratique pédagogique est, avec le tournant numérique actuel, ramenée à la mise en œuvre de techniques. Techniques qui, désormais, se réduiraient à la maîtrise et à la manipulation d’instruments (matériel numérique, logiciels et applications).
Mise en procédures du travail
Si l’on ne regrette pas l’époque où le professeur (ou, plus rarement, la professeure) était inaccessible en dehors de sa classe (voire dans sa classe), les sollicitations hors du cadre des cours sont décuplées par l’enseignement à distance. En individualisant la relation enseignant-e/étudiant-e et en fragilisant les contacts entre étudiant-e-s, le numérique place l’enseignant-e en situation d’interlocuteur/trice unique pour obtenir des informations généralement strictement techniques (localisation d’un document, rappel des consignes, etc.).
Par ailleurs, la dématérialisation qu’accompagne et permet la numérisation se traduit par un alourdissement de la part administrative du travail. Il revient désormais à l’enseignant-e de remplir les formulaires nécessaires pour l’élaboration d’un contrat de travail, déclarer les heures effectuées dans le cadre de ses cours, inscrire les notes attribuées aux examens, télécharger les dossiers des candidat-e-s et fournir les réponses, assurer le suivi budgétaire des activités organisées, etc. Le personnel administratif ne connaît pas pour autant une diminution équivalente des tâches à effectuer, chaque étape requérant vérification puis validation et chaque procédure faisant appel à un logiciel distinct – en conséquence de quoi, l’adresse d’une personne intervenant dans le cadre d’un cours devra être renseignée jusqu’à quatre fois… D’autant que la réduction du recours au papier est dans le même temps utilisée comme argument pour justifier la réduction (bien tangible, elle) du nombre de postes administratifs. Dès lors, la dématérialisation n’a par exemple nullement permis d’accélérer le versement de la rémunération à une personne extérieure à l’université. Le délai d’attente excède souvent six mois, et l’opération est devenue si lourde que certain-e-s renoncent parfois à leur rémunération.
Si le remplacement de la « paperasse » par la « numérasse » [14] apporte des bénéfices plus qu’incertains, tant en termes de facilitation de la relation à l’administration que de réduction de l’empreinte écologique, il conduit en revanche à coup sûr à encadrer plus étroitement le travail universitaire par des procédures. Celles-ci viennent rogner sur ce qui devrait être au cœur de l’activité universitaire – l’enseignement et la recherche – et renforcent les pouvoirs de contrôle et de contrainte de la direction de l’établissement sur le personnel enseignant.
Libertés et droits dans l’université numérique
L’accroissement du contrôle disciplinaire que permet la numérisation de l’université prend des formes multiples.
Au motif de permettre l’organisation et la tenue d’examens écrits à distance, le ministère de l’Enseignement supérieur préconise à travers une circulaire le recours à la télésurveillance [15]. Faisant fi de leur caractère extrêmement invasif, il dresse un catalogue de logiciels, tous développés par des entreprises privées – ce qui, à nouveau, pose par ailleurs la question de l’entrée d’acteurs marchands, géants du numérique et autres, dans l’université [16]. Notons que cette surveillance « soft » résonne également avec des moyens de contrôle plus coercitifs dont le gouvernement souhaite doter les directions d’établissement – on pense à la disposition de la Loi pour la recherche qui prévoyait d’incriminer le fait de bloquer un établissement d’enseignement supérieur [17].
Le recours généralisé et indifférencié au numérique est donc potentiellement vecteur d’atteintes aux libertés et droits, collectifs et individuels. Par-delà le volet disciplinaire, c’est aussi le respect des droits à la vie privée et au travail (le « droit à la déconnexion »), ou encore des droits d’auteur et à l’image qui est interrogé. Ainsi, une enseignante (dans une autre université) qui avait accepté l’enregistrement de son cours a eu la surprise de voir son enseignement ensuite reproduit par l’établissement sans son accord, l’aide du service technique conférant à celui-ci un droit d’auteur sur le document. La vidéo du cours d’une autre enseignante a été détournée par l’ajout d’images et commentaires à caractère sexiste, puis mise en ligne.
L’éventail des questions soulevées par la numérisation généralisée et indifférenciée de l’université est donc large. Les réponses à apporter et les résistances à opposer sont aussi diverses. Des contre-feux à la communication mensongère du gouvernement sont organisés. Des syndicats étudiants et organisations des droits humains ont dénoncé le recours à la télésurveillance lors des examens à distance. Des enseignant-e-s refusent en bloc la numérisation de leur métier, à l’exemple des signataires de l’Appel de Beauchastel pour le primaire et le secondaire ; d’autres réduisent la place des outils numériques en cherchant des alternatives aux cours à distance et en réclamant des moyens supplémentaires pour permettre la tenue effective des cours en classe. Il reste toutefois encore à se réapproprier collectivement l’université – avec et entre étudiant-e-s, précaires et titulaires.
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