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Publié le 14 octobre 2022 | Maj le 15 octobre 2022

Panser plus pour penser moins


Romaric Godin et Usul, une « gauche » gauche et faussement émancipatrice

Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : être tanné.*

Au contraire de ce que beaucoup, à « gauche », semblent penser, gloser sur le « travailler plus » macroniste [1], en cherchant à le dézinguer, n’implique pas nécessairement ni qu’on ait bien compris le fonctionnement du capitalisme, ni qu’on ne mente pas, au moins en sourdine, ou par omissions, sur la connaissance réelle qu’on en a. L’article de Romaric Godin du 5 août 2022 dans Médiapart [2], et repris par Usul dans une vidéo Youtube du 17 août 2022 [3], en dit assez long à cet égard : sous couvert d’une critique du capitalisme, on en défend presque tous les aspects tant ce dernier, une fois bien compris, serait finalement assez émancipateur et presque choupi.

Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c’est la durée du travail.*

Si, bien entendu, rien n’est plus bêtement bourgeois que de constamment vouloir faire travailler plus celles et ceux qui déjà perdent la plus grande part de leur existence à la gagner, ou, pour le dire plus justement, à la monétiser en la réduisant à une prestation de salaire, il n’en reste pas moins que Romaric Godin, dans son article, ne défend pas un « travailler moins » susceptible de nous sortir du capitalisme, de nous en émanciper, mais tout au contraire de nous y aliéner durablement.

Que Bruno Le Maire – comme du reste la macronie dans son ensemble – se moque de nous lorsque afin de justifier qu’il faudrait travailler plus il déclare que « personne n’arrivera à [le] convaincre qu’il faut travailler et gagner moins », c’est une évidence que chacun saisira sans avoir besoin pour cela d’être sorti du cul de Karl Marx. Toutefois, prétendre comme le fait Godin qu’il n’y a aucun lien entre temps de travail et rémunération, c’est ne rien comprendre au fonctionnement du capitalisme, lequel a toujours seulement pour essentiel objet de faire des profits, ce qu’il ne peut faire qu’en spoliant les travailleurs ; la plus-value n’est pas une opération du saint-esprit, mais le résultat d’un certain nombre d’heures volées aux salariés par le propriétaire des moyens de production, autrement dit pour aller vite, volées aux prolétaires par le bourgeois - c’est pourquoi ce dernier trouve toujours intérêt soit à voir augmenter la durée du temps de travail, soit à diminuer les salaires, ne serait-ce qu’en les bloquant pendant plusieurs années, comme aussitôt cela fut fait après la création des 35 heures – notamment en ne les indexant plus sur l’inflation. Qu’un grand nombre de luttes sociales, au cours de ces deux derniers siècles, aient globalement permis d’obtenir de travailler moins longtemps tout en gagnant plus ne change rien à l’affaire : cela ne s’est fait qu’au prix d’une infernale augmentation des cadences, qui a vu se multiplier les burn-out en occident, et les délocalisations vers des pays où la main-d’œuvre travaille plus longtemps et à bas coût.

Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique ; elle s’appelle puissance de travail ou force de travail.*

C’est qu’en effet, contrairement à ce que dit Romaric Godin, il n’y a pas de « découplage » entre la force de travail et la « valeur produite » [4], sinon micro-économiquement peut-être, et encore ; macro-économiquement, jamais l’humanité n’a tant travaillé : les plus grands profits se font soit dans les usines chinoises, soit dans les bureaux gelés des GAFAM, ces derniers ayant réussi « l’exploit » d’employer à leur service l’humanité presque tout entière, et sans la payer en retour – les loisirs eux-mêmes sont devenus du temps de travail.

Du reste, il ne s’agit pas ici de service. Le service n’est que l’effet utile d’une valeur d’usage, que celle-ci soit marchandise ou travail. Ce dont il s’agit, c’est de la valeur d’échange.*

De plus, Godin veut négliger ceci que la baisse tendancielle du taux de profit est un phénomène bien réel à long terme, qu’un surcroît de production ne peut plus compenser qu’au prix d’une destruction toujours plus vive de notre biotope terrestre. « L’avancement d’une économie », nous dit-il, « se mesure à sa capacité à croître, tout en travaillant moins », comme si la croissance pouvait encore se faire sans continuer de provoquer des dégâts pourtant d’ores et déjà devenus intolérables pour un grand nombre d’êtres vivants : travailler moins pour nuire plus, tel est en vérité le programme proposé par Romaric Godin, qui va jusqu’à se réjouir du fait que c’est un tel « progressisme » qui a permis au capitalisme de « s’appuyer et affirmer son emprise sur la société », notamment parce qu’il a offert de « développer du ’temps libre’ consacré aux loisirs et à la consommation. » Mais ces loisirs et cette consommation sont également misérables d’être également sous occupation capitaliste.

Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.*

Notre Godin veut bien admettre, du bout des doigts, que sa « position peut être critiquée depuis la gauche », puisqu’elle a souvent induit « une intensification du travail et une marchandisation de la vie quotidienne. » ; mais ce n’est que pour se jeter aussitôt dans les bras de l’imbécile de Cambridge, John Maynard Keynes, qui n’a eu de talent que pour inciter les États à sauver les exploiteurs bourgeois dès lors que ces derniers commençaient de souffrir des effondrements inhérents à leur propre « système ». Nous avons d’ailleurs pu voir à plusieurs reprises assez récemment que l’État français, comme beaucoup d’autres, n’avait pas manqué de renflouer des banques en difficulté, de même qu’il ne cesse plus de soutenir l’extravagance insane des grandes entreprises en les gavant de milliards d’euro-dollards d’argent public. Que Godino se rassure donc, son gourou cambridgien continue d’assurer le service après-vente ; en tant que collusion entre la grande bourgeoisie et l’État, le keynésianisme est un fascisme comme les autres.

Dans ce cas, le but de sa production serait tout simplement l’entretien de sa vie, et non l’acquisition de richesse ; or, celle-ci est l’objet sous-entendu de la production capitaliste.*

Volontairement ou non, c’est en confondant tout que le journaliste poursuit son article, et ce qui était « valeur produite » un peu plus haut devient soudain « croissance », sans que cela ne lui pose la moindre difficulté, puisque déjà le concept de « valeur produite » ne faisait qu’entretenir la plus grande confusion : quelle valeur ?, quelle croissance ? Car la valeur d’usage et la valeur d’échange ne sont pas une seule et même chose qu’il serait possible d’unifier comme « valeur produite », et la croissance productive n’est pas identifiable à la croissance économique. Ce n’est donc bien que pour arranger sa petite affaire que notre journaleux préfère s’en tenir à d’obscures abstractions. En précisant un peu les choses, nous découvrons vite en effet que la valeur d’échange, elle, entretient bien un lien étroit, pour ne pas dire absolu, avec le temps de travail, c’est-à-dire avec le temps que le propriétaire des moyens de production vole aux travailleurs, soit en les faisant travailler plus longtemps sans élever leur salaire, soit en baissant ledit salaire, qu’icelle baisse soit le résultat d’une augmentation des cadences (croissance productive), ou d’une diminution contractuelle directe. Ainsi va la plus-value qu’à la subordination le prolétaire elle contraint !

Il est bien vrai que « remettre la France au travail » est une vielle antienne de la bourgeoisie, que même le « Front Populaire » ne manqua pas de ressasser, en 1936, quoique la grâce d’une grève sans précédent l’obligea de lâcher du leste à des travailleurs bientôt trop oublieux de leur propre force. Et si Romaric Godin a beau jeu d’en critiquer dans son article la répétition au cours de l’histoire, ce n’est que faussement et confusément, pour finalement révéler la pièce maîtresse de son jeu : il pense finalement que prendre position en faveur du « travailler plus » n’est « pas entièrement absurde au regard de l’évolution du capitalisme contemporain » puisque « depuis cinq décennies, les gains de productivité ralentissent globalement. » L’imbécile n’aura pas su longtemps cacher son amour du capitalisme, dont il écrivait d’ailleurs un peu devant ça qu’il était un « progressisme », en se gardant évidemment là encore de préciser de quel « progressisme » il pourrait bien s’agir ; en faire trop tôt et trop clairement l’aveu n’eût sans doute pas permis de tromper assez même une demi-intelligence comme celle d’Usul. Qu’est-ce qu’un « progressisme de Godin », sinon à la fois l’extension des nuisances capitalistes à tous les étages de l’existence, l’innovation imbécile, l’augmentation des cadences et des flux au profit d’une productivité toujours plus grande, la soumission aux loisirs marchands, et la négation de ceci que les rares avancées réelles de l’émancipation ne doivent rien au capitalisme, et tout aux luttes sociales qui s’y sont opposées.

Plus l’usure est grande, plus grands sont les frais de réparation.*

Pour conclure, comme pour se faire pardonner ses dernières assertions, notre joyeux Godino ne manque pas de se réemployer à critiquer, de sa verve acide, un gouvernement auquel il reproche de leurrer son monde avec son « discours sur l’innovation et les réformes structurelles », mais non pas parce que cette innovation et ces réformes seraient en elles-mêmes négatives, non, seulement parce qu’elles n’iraient aucunement dans le sens d’un renforcement de la productivité : « La libéralisation du marché du travail et le développement des plateformes numériques, qui emploient des faux indépendants, ont ainsi pour fonction non pas de renforcer la productivité comme le prétend le discours officiel du gouvernement, mais plutôt de contourner la baisse tendancielle des gains de productivité. », nous dit-il en pensant bien par là révéler la lune, et il cligne de l’œil, avant de découvrir un peu plus loin ceci « qu’il est possible que la reprise d’une croissance de la productivité ne soir plus possible, ni même souhaitable », et que « dans ce cas, la protection des travailleurs et de l’intérêt général passe par une nouvelle organisation de la production, centrée non plus sur la création de profits, mais sur la satisfaction de besoins définis en commun. » Autrement dit, pour finir, le demi-imbécile fait mine d’inventer le communisme – et même peut-être un peu l’écologie – en deux phrases dénuées de toute saillie subversive, tant elles se voient reléguer d’emblée dans le néant et la confusion productiviste qui les ont précédées – tout semble indiquer qu’il n’y croit pas lui-même.

Bref, ni notre auteur, ni Usul, qui a repris en vidéo l’ensemble de son article en se réjouissant de pouvoir exposer tant d’intelligence, ne semblent avoir été informés du fait que la question de la baisse ou de l’augmentation du « temps de travail » était une fausse question ; seul importe réellement que nul n’ait plus jamais à vendre ou à soumettre gracieusement sa propre puissance au marché capitaliste : ainsi en effet que l’écrivaient il y a quelques années des camarades hollandais, « comptons-nous après tout le temps que nous passons à cuisiner pour nos amis ? »

Il ne s’agit surtout pas de réclamer du travail salarié, mais bien plutôt d’en exiger la perte. [5]

[/Léolo, le 07/10/2022

* Karl Marx, « Le Capital »

P.-S.

Image : Fabrique de chaussures en Chine, 2018

Notes

[1Et pas seulement « macroniste », bien sûr, puisque c’est l’ensemble du pouvoir bourgeois qui depuis toujours s’en tient à cette injonction abjecte.

[4Mais qu’est-ce que cette « valeur produite » dont nous parle Godin ? La valeur d’usage ?, la valeur d’échange ?, la quantité de marchandises créées où l’odeur de mon cul ?, nous ne le saurons jamais.

[5BdB n°2 / L’intégral.

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