Juin 2012, tribunal de Roanne, une salle d’audience ambiance moderne, froide et sombre.
Un box vitré où est amené L., prisonnier sous escorte. Il n’a pas pu voir son avocat pour préparer sa défense. Une dizaine de personnes dans la salle dont 2 matons sur les 4 se portant partie civile. Leur avocat semble bien connaître les lieux ainsi que le juge en charge du dossier. Ce dernier annonce qu’il va commencer par énoncer les faits, qu’il juge "relativement simples"... Tout ça ne sent pas très bon. Ça donne l’impression que c’est joué d’avance.
L. est jugé pour des faits qui se sont passés en détention début mai. Au moment de la distribution des repas, il avait demandé des explications aux surveillants présents concernant le fait qu’on n’était pas venu le chercher pour la promenade le matin. Il s’est énervé suite à leur refus de lui répondre, a jeté la barquette du repas dans leur direction sans chercher à les viser (d’après L.) au visage (d’après les surveillants) et les a insulté. Puis il pousse le frigo en direction de la porte pour la bloquer, et les maintenir à distance.
Suite à cela, les matons sont partis chercher du renfort et revenus en nombre (4 ou 6, ce n’était pas clair) en tenue de protection. L. refusant de se laisser embarquer, il sera maîtrisé par la force.
Le juge énonce les chefs d’inculpation et les peines encourues :
- "violence volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique sans ITT (interruption du temps de travail) : 3 ans" ;
- "rébellion avec arme, en l’occurrence un frigo ou une porte de frigo, ce n’est pas clair : 5 ans" ;
- "menace de mort sur personne dépositaire de l’autorité publique : 5 ans" ;
- "outrage à personne dépositaire de l’autorité publique : 6 mois" ;
- "dégradation de bien public, soit la cellule et le mobilier qui s’y trouve : 5 ans".
Le juge précise immédiatement qu’il s’agit de récidive pour laquelle interviennent des peines plancher. Il dira plus tard "le sursis simple est bien évidemment impossible...".
Oui, "les faits semblent relativement simples"...
L. va s’en prendre une énième fois plein la gueule. Lorsque les matons sont intervenus « pour le calmer », ils en ont profité pour le tabasser. Quand sa famille l’a vu au parloir quelques jours plus tard il était couvert de bleus. Le juge mentionnera pendant le procès les "clés de bras et de doigts" qui ont servi à le maîtriser, L. parle de "coups de pieds et coups de poings à la tête", "la tête cognée contre le mur et le sol".
Le procureur utilisera plus tard un ton dramatique pour dire "les surveillants reviennent protégés... Croient-ils.". On dirait un présentateur d’une émission sur TF1. A gerber. Rappelons quand même qu’ils sont minimum 4 armés et protégés (casque avec visière, bouclier et jambières...) face à une personne seule, certes vénère (et on le comprend), mais désarmée. Les "armes" soit disant utilisées par L. sont une baguette en aluminium et un bout de fil électrique arrachés au frigo. On ne peut pas dire que ça pèse lourd face aux autres.
D’après le juge qui regarde les photos de la cellule, celle-ci serait entièrement détruite. Il ne cherche pas à revenir sur le fait que du sang de L. a été retrouvé à plusieurs endroits de la cellule.
En fait, pendant tout le procès il ne sera évoqué que la destruction du frigo et de la télé. L. a utilisé le frigo pour essayer de les tenir à distance en bloquant la porte et il conteste avoir touché à la télé, d’après lui ça a été fait après pour l’accuser. C’est une méthode largement employée pour "gonfler" une plainte, on s’en étonne à peine. En plus de la « destruction » de la cellule, le juge égrène les dégâts : "un surveillant a été blessé au pouce droit, la visière d’un casque a été cassée et un bouclier abîmé". En fait pendant tout le procès, le vocabulaire et le ton employés par le juge, l’avocat des matons et le procureur auront toujours pour but de nous faire prendre un pet de mouche pour une tornade.
"C’est un degré de gravité qu’on n’avait pas vu depuis longtemps" dira le procureur en faisant le parallèle avec la prise d’otage d’un maton en 2010. Le prisonnier qui est passé en procès pour ces faits a pris 4 ans fermes. (Soyons clair, il n’est pas question ici de rentrer dans leur jeu de hiérarchisation des faits de rébellion en taule. Prémédités ou pas, individuels ou collectifs, recourant ou pas à ce que cette justice qualifie de "violence" on y voit des personnes qui refusent de se laisser casser par la taule sans réagir. Et on se sent solidaires de ces actes.)
Le procureur ne se lasse pas d’utiliser sa voix TF1 pour raconter ça et « le climat chaud de ce week-end ». Tout y passera, la météo, l’incendie d’une cellule par un détenu puis sa tentative de pendaison (personne ne s’en émeut), des incidents avec d’autres détenus et un parloir sauvage par des personnes de l’extérieur. "Le personnel a fini exténué" (...).
On pourrait se dire que ces éléments sont plutôt à décharge pour L., que c’est une taule à l’ambiance tendue... L’avocat des matons parle du fait qu’au CD de Roanne, il y a régulièrement des incidents avec les surveillants, (plusieurs dans la même semaine).
Pour rappel d’ailleurs, fin avril, un texte de revendications écrit par des prisonniers de Roanne est rendu public. Pour la fermeture des quartiers d’isolement, du quartier disciplinaire, la fin des mesures de quartiers semi-ouverts et fermé, des fouilles aux parloirs, de l’exploitation dans les ateliers de travail...
Mais bien évidemment non, sans aucun problème le procureur porte ces événements à charge, ce qui n’étonne pas le juge.
Ce sera comme ça pendant tout le procès, notamment à la lecture de l’expertise psychiatrique. (L. était d’abord passé en comparution immédiate, où un report avait été demandé pour qu’une expertise psychiatrique soit faite). Le juge énonce ce qu’il y a dans le rapport : "le médecin demande s’il ne se sent pas un peu paranoïaque". S’adressant à L. sur un ton infantilisant, il lui explique "vous avez dû lui dire que tout le monde vous en voulait, c’est ça qu’on appelle paranoïa". Le juge insiste et cherche à faire dire à L. qu’il est paranoïaque, que les pressions de la part des matons qu’il raconte sont inventées. L. est jugé ce jour-là pour avoir insulté les matons qui ne voulaient pas lui répondre quand il demandait pourquoi on n’avait pas été le chercher pour la promenade. Ce n’était en effet pas la première fois. Dans sa déposition, L. dit "ça fait 4 jours qu’on ne me laisse pas aller en promenade, ils me rendent la vie impossible", "ils me réveillent par l’interphone la nuit, ils font tout pour me faire craquer".
Ce n’est pas la première fois qu’on entend de tels récits de harcèlement de la part de matons sur des prisonnier.es. Le psychiatre qui parle de paranoïa sous-entend que ces faits sont des inventions. Entre les fois où les rapports d’expertise psychiatriques servent à maintenir les gens en prison, leur refuser l’accès à la conditionnelle, les enfoncer dans les tribunaux... La fonction des experts psychiatres qui collaborent avec l’administration pénitentiaire et la justice semble être avant tout de donner une caution pseudo scientifique à la version, ou la position des autorités.
Car que dire des lettres rédigées par plusieurs détenus, solidaires de L. malgré le risque de se faire eux-même emmerder par l’AP, qui confirment le harcèlement qu’il subit ? épidémie de paranoïa ? Aucun extrait de ces lettres portées au dossier par l’avocat de L. ne sera lu par le juge, contrairement à tous les rapports, déclarations et autres vieux dossiers utilisables à charge.
Que dire également de la pression qu’on a continué à lui mettre après les événements alors qu’il vient de se prendre un mois de mitard ?
Une semaine après l’altercation il avait un parloir prévu avec sa compagne. Quelques jours avant, des matons lui disent que ce sera un parloir double, ce qu’il annonce à son amie. Lorsque pendant le parloir on vient les interrompre pour leur dire que c’est terminé, elle et il ne comprennent pas et demandent des explications. Les matons se foutent de leur gueule, font mine de vouloir en découdre avec L. Celui-ci s’énerve et se fait embarquer de force alors que son amie et lui n’ont pas pu se dire au revoir. Cet incident sera le prétexte pour supprimer leur UVF (unité de vie familiale, nom donné à des parloirs exceptionnels, plus longs, et dans des lieux qui permettent plus d’intimité) prévue de longue date.
Rendre la justice est une question d’interprétation... Mais la grille de lecture de ceux qui ont le pouvoir de décider de la vie des autres va toujours dans le même sens.
Rentrer pour quelques mois en taule, en faire finalement plusieurs dizaines
Ce procès (comme tant d’autres, il ne faut pas l’oublier) montre bien comment un élément peut être utilisé de manière totalement opposée selon qui l’entend. Par exemple, toujours dans le rapport psychiatrique, le médecin dit que L. est "stressé, anxieux". Cette phrase lue par le juge et utilisée par l’avocat des matons est entendue comme une preuve irréfutable que cette personne est dangereuse... Ah bon ? Parce que vous ne croyez pas qu’on peut être stressé et anxieux en passant devant un psychiatre après un tabassage et plusieurs jours au mitard sachant l’importance qu’aura son rapport au moment du procès ? Parce que deux ans et demi de taule c’est pas un peu stressant et anxiogène ? Surtout quand à la base tu rentrais pour quelques mois et que régulièrement la date de sortie s’éloigne parce que, une fois en taule, les petites peines qui auraient été aménageables te tombent dessus en ferme.
Sans compter le genre d’embrouilles comme celle pour laquelle il est jugé ce jour-là, qui selon comment ta gueule revient ou pas est jugée au tribunal ou au prétoire (sorte de conseil de discipline interne à la taule). Ça peut donner des peines en plus ou "simplement" du mitard et des remises de peines qui sautent.
Vous avez pris un an à ce moment, on ne pouvait donc pas faire moins, là on vous donne deux ans
Dans le cas de L., c’est la totale : après un mois de mitard, le tribunal le jugera coupable de tous les faits reprochés et le condamnera à 2 ans fermes (le procureur en avait demandé 3) et des indemnités de 500 euros chacune à deux des matons (ils étaient 3 à en demander allant de 800 à 1500 euros). On peut préciser que ce genre d’affaire, jugée au tribunal plutôt qu’au prétoire permet aux matons d’arrondir leur fin de mois en réclamant des dommages et intérêts.
Toujours concernant l’expertise psychiatrique, le procureur l’utilisera pour enfoncer encore plus L. Et le juge explique à L., sur un ton infantilisant : "je vais vous traduire, les médecins ils utilisent des mots compliqués. Ça veut dire que quand on vous chauffe un peu, vous répondez tout de suite, je veux dire, vous répondez tout de suite avec beaucoup de violence" … On peut aussi traduire ça autrement : ça veut surtout dire qu’en taule, les maton.nes ont le droit de te "chauffer un peu" mais que toi tu dois rester calme, poli.e, ne pas réagir. Ce sont eux/elles qui ont le pouvoir et si elles/eux en abusent, tu dois fermer ta gueule.
Le juge utilisera à plusieurs reprises ce ton infantilisant pour s’adresser à L., mais aussi une forme d’humour méprisant pour commenter certains documents, notamment la déposition du détenu auxiliaire qui servait les repas. Il dira à ce sujet : "Monsieur Z. est polonais, il veut rentrer chez lui - sans doute pour regarder le match de foo t-, il ne veut pas prendre parti, ne veut pas se mêler des affaires des autres." Il dira à propos de L., mais s’adressant plutôt au reste des personnes présentes qu’à lui et sur un ton entendu : "oui, on voit bien que vous êtes un peu hyperactif, hyper-réactif..." alors qu’il a en face de lui quelqu’un qui est calme, inquiet certes, mais qui ne s’énerve pas de tout le procès (chapeau d’ailleurs). Le procureur utilisera aussi un ton méprisant pour parler de L. lorsqu’il évoque les histoires de promenades "C’est comme si les surveillants étaient responsables du fait que L. n’était pas descendu en promenade (ben oui, qui d’autre sinon ?), alors qu’il se comportait comme une girouette. On allait le chercher, il ne descendait pas, puis il tambourinait à sa porte, sa majesté voulait descendre". Comme si c’était demander des privilèges que de vouloir descendre en promenade.
Là il est important de préciser comment se passent les sorties en promenade. Pour les personnes du centre de détention qui sont en régime ouvert, (c’est-à-dire que la cellule est ouverte en journée), il y a 4 tours de promenade dans la journée. Le premier est à 8h30, puis 10h30, 14h30 et 16h.
Les prisonniers sont sensés être prêts à sortir quand les matons viennent les chercher, habillés, chaussures aux pieds, etc. Or il peut y avoir parfois des battements qui vont jusqu’à 1/4 heure entre l’heure à laquelle le surveillant est sensé venir, et celle à laquelle il vient vraiment.
Certains surveillants arrivent en cellule, ouvrent, disent que c’est l’heure de la promenade, et si la personne n’est pas prête tout de suite, referment la porte et s’en vont. Il ne reste plus qu’à taper contre la porte en espérant qu’ils reviennent. On peut imaginer que le matin, on n’est pas forcement prêt. On peut imaginer que quand il pleut, on n’a pas envie d’avoir ses chaussures dégueu aux pieds, à attendre à l’intérieur qu’ils arrivent.
Avoir envie que ça traîne, gagner un peu de temps... On peut imaginer tout simplement ne pas vouloir être à leur botte, prêt quand ils arrivent.
Pour arriver à comprendre de quoi il est question, il faut pouvoir s’imaginer ce que peut représenter la promenade quand on est enfermé ; il faut aussi s’imaginer un quotidien où le moindre détail peut engendrer des situations conflictuelles, rapports de force et humiliations. Ce genre de faits peut être une des nombreuses gouttes d’eau qui font déborder un vase trop plein depuis bien longtemps.
Le juge essaye à plusieurs reprises de piéger L. en prenant un air compréhensif pour lui poser des questions rapides, qui s’enchaînent. Alors qu’il conteste les menaces, il dit :
"Vous avec le sang chaud, vous avez le bouillon comme on dit dans le Forez, vous étiez énervé ce jour-là, on sait bien que quand on s’énerve les menaces peuvent sortir rapidement non ? Vous êtes d’accord que ça peut arriver, que ça aurait pu vous arriver, que vous avez pu le dire".
"Votre petite amie, c’est un sujet sensible, il ne fait pas trop en parler" (… ?)
"Vous faites exprès de faire du grabuge en vous disant que comme ça vous serez transféré près de votre famille ?"
Il y a des éléments contradictoires ou des anomalies qui ne sont jamais creusées. Les matons se contredisent pourtant plusieurs fois dans leurs déclarations. L’un dit que lorsqu’ils reviennent protégés pour maîtriser L., celui-ci les attend "armé" de la baguette en aluminium et du fil électrique alors que son collègue déclare : "il n’avait rien dans les mains mais était en position de garde". Un maton dit que L. leur a jeté le frigo dessus, appuyé par le procureur qui dira "si il y a dysfonctionnement administratif (comprendre "harcèlement de la part des matons"), cela n’excuse en rien ce déchaînement de violence, de lancé de frigo (sic) sur les surveillants qui ne font que leur travail (comme d’hab’)." L’autre maton présent à ce moment-là confirme pourtant ce que L. déclare, c’est-à-dire qu’il a poussé le frigo pour bloquer la porte.
Le procureur souligne le fait que L. n’a pas fait de plainte administrative concernant le problème d’accès aux promenades pour dire que ça n’a probablement pas existé. Quel rapport ?
L’un des matons qui déclarait ne pas avoir été blessé ni s’être senti visé par les insultes demande finalement une indemnité de 800 euros pour préjudice moral. Concernant les certificats médicaux, il est mentionné dans le dossier que les matons n’ont pas eu d’ITT alors que le procureur dira en parlant d’eux « l’un avait une jambe dans une gouttière, l’autre avait le bras maintenu bandé lors de la première audience, ce qui démontre bien la violence qui a été utilisée ». L’avocat des matons arrive d’ailleurs avec un deuxième certificat établi plus tard « il faut parfois des délais pour ce genre de choses » (…) qui donnera finalement une journée d’ITT à l’un des matons. Faites-nous pleurer !
Par contre pour L. il n’y aura pas de préjudice moral ou « d’Interruption du Temps de Détention » pour les coups qu’il a pris. Le certificat médical fait en garde à vue juste après le tabassage mentionne « une possible fracture de l’orteil, un œdème au front, des traces de griffures », il est encore en deçà de ce que sa famille a vu une semaine après au parloir. Et comme par hasard, il ne figure pas au dossier.
C’est l’avocat de L. qui a dû en demander une copie pour pouvoir l’amener le jour du procès. Le certificat fait par le médecin au centre de détention est quant à lui, impossible à trouver. Quelle coïncidence !
Pour terminer, avant de lire le verdict, le juge reviendra sur des faits similaires dans un autre centre de détention, qui avaient valu à L. une peine d’un an ferme quelques mois avant. Il dit alors « vous avez pris un an à ce moment, on ne pouvait donc pas faire moins, là on vous donne deux ans »
Exemple parmi tant d’autres du fonctionnement de cette machine à broyer qu’est la justice, qu’est la prison... De leur complicité. A Corbas, à Bourg en Bresse, à Varces, on a entendu parler d’histoires similaires. Et il y en a un tas d’autres qui restent méconnues, où les prisonniers comparaissent parfois sans avocat. Ils prennent des mois ou des années supplémentaires, pour des faits survenus pendant la détention... et la peine initiale s’allonge à l’infini.
Quand on dit que la prison veut casser les individus et les faire rentrer dans le moule, ce ne sont pas que des formules... C’est pour ça qu’on veut raconter ce procès, montrer comment ils fonctionnent, faire tomber leur masques hypocrites...
Cette histoire évidemment nous met en colère, et il n’est pas question de baisser les bras.
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