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Publié le 22 septembre 2020 | Maj le 22 octobre 2020

L’hypothèse autonome : entretien avec Julien Allavena


Dans L’hypothèse autonome, qui vient de paraître aux éditions Amsterdam, Julien Allavena propose un retour original et foisonnant sur l’histoire du mouvement autonome, dont l’actualité récente, marquée par la résonance médiatique de phénomènes tels que les cortèges de tête ou les zones à défendre, semble être le théâtre d’une sorte de réincarnation. Julien Allavena s’attache d’abord à en retracer la généalogie historique, du syndicalisme d’action directe de la fin du XIXe siècle aux grèves sauvages de l’ouvrier-masse italien. Il articule ensuite une analyse transnationale de l’autonomie des années 1970, à travers une multitude d’exemples et de sources parfois rares permettant d’y donner corps : luttes anti-nucléaires et mouvement des squats en Allemagne, auto-réductions, émeutes métropolitaines ou encore expériences de libération féministe en Italie, sans oublier les tentatives d’organisation de l’autonomie française. Au-delà des différents modes d’incarnation de cette « hypothèse autonome », Julien Allavena s’attache surtout à « pointer les limites qu’elle a historiquement rencontrées et contre lesquelles elle continue de buter aujourd’hui, sous la forme de contradictions insurmontées ».

Dans l’entretien qui suit, nous avons souhaité déplier avec lui certains des traits saillants de son interprétation de la séquence autonome, clarifier quelques points de divergence et, on l’espère du moins, ouvrir à de nouvelles pistes de réflexion pour le présent.

ACTA : Il y a en France depuis quelques années une véritable effervescence éditoriale et intellectuelle autour de l’histoire de l’autonomie italienne, jalonnée par un certain nombre de publications, de traductions, de débats et autres séminaires publics. Dans la mesure où cette effervescence a inspiré en partie ta propre formation politique, quel était pour toi l’enjeu de l’écriture de ce livre ? Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à apporter en quelque sorte ta pierre à l’édifice ?

Julien Allavena : Au départ il y a une situation paradoxale. On est au début de l’été 2019, je traîne dans tout ça, cette effervescence dont tu parles, depuis 2016, depuis que certains segments du mouvement contre la « loi travail » ont repris et mis en avant le syntagme « autonomie » donc, et qu’on est un certain nombre à se plonger dans l’histoire de la séquence italienne. Mais surtout, à ce moment-là, ça fait quelques mois que j’en ai marre. Les réunions pourries qui n’en finissent pas et ne mènent à rien, l’éternel retour des mêmes manifs dont on ne voit plus la raison d’être, les rapports de merde entre militants, surtout chez les intellos, qui sont dignes des petites rivalités de collégiens, la déception aussi, violente, après l’essoufflement des gilets jaunes, alors que quelques mois plus tôt on avait assisté à du jamais-vu… Donc à ce moment-là j’essaie surtout de retrouver des moments de vie dissociés de tout ça, de faire d’autres choses, quitte à admettre certaines ruptures interpersonnelles. Et donc alors que je suis en plein dans ce reflux, dans ce que les sociologues appellent le « désengagement », les gens qui animent Amsterdam et qui avaient lu les quelques articles que j’avais faits sur internet me commandent l’écriture du livre. Ils sont très sympas, alors je dis oui, spontanément. Mais intimement donc, ça arrive parfaitement à rebrousse-poil. Je n’ai, pour reprendre ton terme, aucune raison pour apporter une pierre à un édifice dont je cherche la sortie de secours. Au début j’hésite, je relis des trucs, j’y cherche un sens nouveau. Puis je commence à écrire sans trop y croire, un peu mécaniquement, en reprenant d’abord certains schémas un peu tout faits, qui circulaient déjà.

Je me dis qu’il y a peut-être quelque chose à écrire comme une « contre-histoire » de l’autonomie, qui ne cède pas à la facilité, qui ne soit pas le texte que tout le monde attend, celui qui dirait juste que c’est génial de péter des trucs tous les week-ends et qu’il faut se contenter de continuer comme ça ad vitam aeternam parce que la référence à un mouvement historique le légitime. Je ne dis pas qu’il faut pas péter des trucs hein, mais que c’est quand même mieux quand ça intervient dans une ambiance propice à ce que ça participe d’une libération collective réelle. Sans quoi ça devient un simple hobby.

Sauf que, quand j’en arrive à ce qui était alors le troisième chapitre, qui est maintenant le quatrième après réagencement, je rouvre certaines archives que je n’avais fait que survoler jusque-là, j’en découvre d’autres, et je prends une claque. C’est donc le chapitre qui parle des féminismes autonomes et du mouvement de libération homosexuelle italien, et j’y découvre quelque chose comme une voie non empruntée par la majorité des autonomes, celle en quelque sorte des vaincu-e-s parmi les vaincus qu’ils sont. Avec tout un autre rapport à la conflictualité, à la politique, aux relations entre personnes engagées dans un processus de lutte, que celui que je voyais autour de moi ces dernières années. Et donc je me dis à ce moment-là (on doit être vers la fin de l’automne 2019) qu’il y a peut-être quelque chose à écrire comme une « contre-histoire » de l’autonomie – même s’il n’y avait pas vraiment d’histoire à proprement parler, je veux dire pas d’historiographie officielle – en tout cas quelque chose qui ne cède pas à la facilité, qui ne soit pas le texte que tout le monde attend, celui qui dirait juste que c’est génial de péter des trucs tous les week-ends et qu’il faut se contenter de continuer comme ça ad vitam aeternam parce que la référence à un mouvement historique le légitime. Je ne dis pas qu’il faut pas péter des trucs hein, mais que c’est quand même mieux quand ça intervient dans une ambiance propice à ce que ça participe d’une libération collective réelle. Sans quoi ça devient un simple hobby.

Donc je continue la recherche sur cette voie, à prendre un peu les choses à rebrousse-poil, tout en étant fidèle à ce qu’elles portaient de positif malgré tout, mais en m’intéressant davantage à leur limites internes, intrinsèques. Et notamment, pour continuer sur cet exemple, au fait que l’expérience de libération féminine et homosexuelle – qui avait elle-même ses limites – est restée ignorée de la plupart des autres autonomes, qui rejetaient en plus de quoi, d’après les témoignages, la « dépatriarcalisation », y compris des hommes, dont cette dynamique était porteuse. Et au fil de ma recherche, je crois y voir l’une des raisons pour lesquelles tout ça finit dans la douleur, et d’une certaine manière continue aujourd’hui de se développer dans la douleur. Certes dans une douleur moins tragique que celle qu’a provoquée la fin de la séquence italienne, mais dans une forme de malaise disons, et dans un climat souvent oppressif.

De là donc, à partir de ce chapitre, je trouve une sorte de motivation personnelle : ajouter à mon désaveu affectif une désillusion théorique. Non pas en forçant les choses, en cochant des cases, mais en enlevant les lunettes de la scolastique militante, en essayant de traiter avant tout la façon dont tout ça a pu être vécu par celles et ceux qui y participaient. Puis en reconstruisant une analyse plus abstraite à partir de ce qu’on peut comprendre de ces joies et de ces déceptions. L’éditeur a bien aidé, en m’encourageant à partir à chaque fois de faits précis pour ensuite élargir le propos, de sorte que ce qui était au départ une méthode de pédagogie de la lecture est devenu un registre d’écriture. Si j’avais pris plus de temps, j’aurais peut-être encore plus forcé le trait, en allant plus loin dans la recherche de matériaux, pour proposer quelque chose comme une véritable « histoire sensible » de l’autonomie. Mais finalement, certains acteurs historiques l’ont fait eux-mêmes, Alessandro Stella par exemple, dont le bouquin est vraiment très bon, et c’est mieux comme ça.

Donc, si je dois finalement identifier quelque chose comme une raison d’écrire ces 250 pages, je dirais que c’était comme une forme d’exorcisme. Le bouquin est à mes yeux loin d’être ce que j’espère d’un bon livre, mais au moins le processus d’écriture a parfaitement tenu ce rôle.

ACTA : Ton livre est tout entier hanté par la défaite de l’autonomie historique, dont tu tentes d’identifier les causes politiques intrinsèques, au-delà des persécutions judiciaires et de l’écrasement répressif (c’est d’ailleurs selon moi ce qui contribue à l’originalité du livre). Tu proposes de désigner par la formule « sécession sans subsistance » ce que tu appelles la « contradiction primaire » de l’autonomie. Qu’entends-tu par là ? Si comme le soutient Negri dans Domination et sabotage « la libération est impensable sans un processus qui construit la positivité d’un nouveau mode de production collectif sur la négativité de la destruction du mode de production capitaliste », en quoi l’autonomie a-t-elle échoué sur ce terrain ? Pourquoi n’a-t-elle pas été capable de déployer un rapport autre que purement négatif à la question productive ? Peux-tu dire deux mots de l’écueil inverse (« subsistance sans sécession ») qui selon toi a caractérisé l’autonomie allemande ?

Julien Allavena : Oui je trouve que dans la plupart des autres sommes disponibles, l’écrasement du mouvement apparaît sous la forme d’un deus ex machina, d’un événement qui arrive de nulle part, et qui contraste alors avec la description enthousiaste de la puissance qui aurait caractérisé le mouvement jusque-là. On se demande : pourquoi ont-ils perdu s’ils étaient si forts ? J’ai plutôt essayé, à rebours de ça, d’identifier des faiblesses, des « vices d’origine » comme dit Guattari, qui ont rendu la défaite possible.

Par rapport à la phrase de Negri que tu cites, eh bien justement, le processus de construction de la « positivité » a visiblement manqué. Et d’une certaine façon, surtout sur la fin de la séquence italienne, la négativité de la destruction n’a pas porté sur le « mode de production capitaliste » à proprement parler, mais sur des cibles plus secondaires – Aldo Moro, pour citer l’exemple le plus connu. Donc « sécession sans subsistance », ça veut dire destruction sans construction aboutie. Il y a eu construction, certes, de groupes, d’espaces, de revues, de modes de vie, mais pas d’un « nouveau mode de production collectif », tout au plus de modes de circulation et de consommation, d’appropriation aussi. Ou alors peut-être à la marge, et mal documenté. Tandis que la production capitaliste, et son rôle en tant que fondement matériel de l’État répressif, puisque celui-ci capte une partie des richesses produites pour persister, sont quoi qu’on en dise restés peu perturbés. On pourrait ainsi opposer à une vision trop enthousiaste la simple consultation des statistiques de l’économie du pays à cette époque, qui connaissait certes le reflux de ces années-là, mais rien de catastrophique non plus.

Il y a eu construction, certes, de groupes, d’espaces, de revues, de modes de vie, mais pas d’un « nouveau mode de production collectif », tout au plus de modes de circulation et de consommation, d’appropriation aussi. Ou alors peut-être à la marge, et mal documenté. Tandis que la production capitaliste, et son rôle en tant que fondement matériel de l’État répressif, puisque celui-ci capte une partie des richesses produites pour persister, sont quoi qu’on en dise restés peu perturbés.

Il s’ensuit qu’on a donc un mouvement qui, un peu comme dans certains cartoons, arrive au bout de la falaise et continue de courir en avant sans se rendre compte qu’il y a le vide en-dessous. Le vide, c’est l’absence de bases qui formeraient un territoire socialement, politiquement et économiquement libéré, déjà porteur d’un communisme plus abouti, sur lequel s’appuyer pour détruire, et qui serait le premier pôle du processus que décrit Negri. Ça, les autonomes n’ont jamais vraiment cherché à le mettre en œuvre, malgré les propos théoriques pouvant aller dans ce sens. D’ailleurs je reprends beaucoup dans le livre l’expression de « communisme immédiat », mais il faut la comprendre comme une tension, un effort, pas comme une entéléchie. En fait, ces derniers temps je me dis qu’un modèle de ça, qui a certes mal tourné, mais dont l’étude peut être intéressante pour comprendre comment ça a été possible, c’est la révolution chinoise, ses premiers temps, avant la conquête définitive du pouvoir, dans sa facette communarde et productive.

Alors, pourquoi les autonomes ne sont pas allés jusque-là ? A posteriori, ça m’apparaît lié à un vice de forme du refus du travail, confondu avec un refus de l’activité productive tout court, à grand renfort de la contre-culture de l’époque, qui glorifiait la transgression par les nouveaux loisirs. À vrai dire, avec ma formation très situ, je suis le premier à être séduit par ce refus du travail finalement quelque peu aristocratique – paradoxalement, puisqu’en Italie il s’était manifesté très largement dans le mouvement ouvrier, contrairement au cas des situationnistes français qui étaient plutôt des bohèmes. Je crois d’ailleurs me souvenir d’un endroit où Tronti compare les ouvriers-masses à des aristocrates… Mais donc l’attraction que ça a sur moi me fait me dire que le problème n’est pas réglé. Il y a néanmoins des formes de dépassement, comme je l’écris, dans des espaces influencés par la ZAD notamment, qui réhabilitent le rôle possiblement révolutionnaire des activités manuelles.

P.-S.

La suite de l’entretien à lire sur acta-zone.


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