Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
ANALYSES ET RÉFLEXIONS EXPRESSION - CONTRE-CULTURE
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Publié le 29 décembre 2006 | Maj le 26 avril 2020 | 3 compléments

CHERE R. ...


Ce texte est paru lors des émeutes de novembre 2005, rédigé par le collectif ClaireFontaine. À l’âge de seulement deux ans, Claire Fontaine se sert de sa fraîcheur et de sa jeunesse pour se transformer en singularité quelconque et en terroriste existentielle en quête d’émancipation. Elle pousse au milieu des ruines de la fonction auteur, en expérimentant avec des protocoles de production collectifs, des détournements, et la mise en place de divers dispositifs pour le partage de la propriété intellectuelle et de la propriété privée.

Chère R,
je ne sais pas s’il y a eu des époques passées où les villes étaient brûlées non pas par les barbares mais par leurs propres habitants.
Mais je te rassure : il n’y a pas de feux ici, pas de voitures renversées, pas de vitrines brisées.
Et encore moins de barricades.
Rien de neuf.
Mis à part un silence très épais, terrible.
Personne ne dit rien au coin des rues et tous les gestes sont saturés par le mutisme.
Pourtant ce qui se tait n’est pas de la même nature que ce qui parle sans mots dans les restes carbonisés, dont le vent nous apporte l’odeur.
Ce qui ne se dit pas est une infamie.
L’infamie immémoriale de qui pense que les étrangers arrivent toujours les poches pleines de malheurs. Et aussi l’idée honteuse que la rébellion est une affaire d’émigrés. Qu’elle vient comme toute autre épidémie d’une frontière mal surveillée.
Les gens ne répètent qu’une seule chose, que ce qui se passe se passe ailleurs. Dans un lieu lointain et inatteignable. Par-delà le périphérique et les grands immeubles avec les toits couverts de lettres lumineuses. Et par-delà les routes nationales où on oublie tout de la métropole. Plus loin que la dernière gare de RER qu’on puisse imaginer.
Dans un décor bétonné où les bâtiments sont rectangulaires et on ne distingue pas les maisons des écoles et des casernes. Là où tout ressemble à un énorme hôpital pour incurables. Ce n’est que là -bas, disent-ils, que ça se passe. Mais il y a bien quelque chose que les bords des fenêtres des trains et des voitures avalent trop vite pendant les voyages, quelque chose qui est plus qu’un paysage, plus qu’une masse d’objets gommés par la course.
C’est une question.
Une question sur les critères qui organisent le réel et sa perception, une question sur l’usine de l’ailleurs et la fabrique du chez-nous. Une question tronquée, je suis d’accord.
Pourtant j’ai souvent l’impression que cet ailleurs qu’on connaît si mal, dès qu’il a commencé à brûler, il a pris place au sein de nous. On dirait que ça brûle, ici aussi, mais à la manière d’une plaie infectée, que ça pulse, que ça respire, presque, faiblement.
Toutes les nuits sont calmes depuis le couvre-feu, mais l’insomnie s’est mise à les peupler.
Les laissés-pour-compte du sommeil sans doute se disent que pour qu’autant de gens arrivent à préférer le saccage à l’évidence d’une normalité trop humiliante, il faut que la peine ait touché un seuil nouveau. Que même les policiers qui veillent ne peuvent pas nous en protéger. Que nous sommes en danger de mourir de nos propres peurs.
Il s’est aussi produit un petit écart, et rien n’est plus tout à fait pareil.
Que cela soit parce que les auteurs de ces actes sont bien des êtres en chair et en os que nous pourrions côtoyer à chaque instant ou parce que les raisons de la haine, dont il nous faudrait dire qu’elle sont injustes ou incompréhensibles, nous sont en réalité trop familières, je ne sais pas. Et je ne saurais pas trancher.
On répète partout que cela n’en vaut pas la peine, que ça n’a aucun sens d’être violent. Avant ces violences il n’y avait peut-être pas ce silence mais pas de mots non plus à mettre sur les corps des gens privés de destin et entassés aux abords de la ville.
Ces feux dans la nuit ont éclairé un paysage nouveau, ils ont surpris une réalité nue et sans défenses, ils ont montré dans une lueur éphémère l’affleurement d’un possible, mais lequel ?
Et aussi certaines langues, me dis-tu, se sont déliées.
Soit, tu as raison, je lis et j’entends élus, enseignants, sociologues et rappeurs répéter que ça ne va pas, qu’il faut que ça change, il faut que ça cesse, ça ne peut plus continuer ainsi.
Les gens de gauche parlent des causes de la révolte, les gens de droite parlent de ses effets. Mais dans leurs discours ce que j’entends et qui me fait peur c’est le silence.
J’ai lu quelque part l’histoire d’un philosophe qui avait terminé ses jours à l’asile car il avait compris que ses livres étaient un ensemble de lettres écrites aux prolétaires communistes, et que ceux-ci ne les liraient jamais. Ce n’étaient que les intellectuels qui lisaient ses oeuvres et ils n’en faisaient rien que des commentaires.
Il a dû sans doute ressentir à l’intérieur de lui un silence très proche de celui-ci, comme une objection toute puissante à ce que l’on peut raconter de notre présent.
Son corps a dû se remplir des gens qui ne parlent jamais. Des gens qui n’ont rien à dire de leurs vies à la limite de l’alphabet, aux marges de la loi, qu’aucune langue n’abrite et dont il n’y a rien à expliquer.
Ses livres ont dû lui montrer soudainement leur parenté avec les mots des journaux, des tribunaux, des magazines, qui mènent tous la même conspiration contre les pauvres et ne font qu’éloigner le monde de leurs
mains. Il a dû se dire que si la pensée ne peut pas rencontrer la vie ailleurs que dans les pages, le nombre de morts et le montant des dégâts que l’on égraine après chaque émeute ne valent rien. Qu’ils ne sont rien si on les compare à l’indigence des années qui nous attendent, à la perspective que l’on sera tous les jours accompagné par l’idée que ce qui circule entre les corps peut toujours être monnayé. Si quelque chose n’arrive pas du dehors de la culture.
Je ne sais pas ce que tu appelles la politique, moi je crois que c’est un niveau d’intensité dans les affects lorsqu’il se présente conjointement à la possibilité de se généraliser.
Bien sûr les objets y participent, bien sûr les institutions et les savoirs y sont impliqués, ce n’est pas une affaire de pures rencontres, moi non plus je ne crois pas à la propagation spontanée des affinités électives.
C’est d’ailleurs pour cela que je ne crois pas à la lutte armée : ce qui se veut lyrique et grandiose arrive parfois à l’être, mais n’émancipe personne. Même si je réfléchis toujours à la question qui m’a été posée un jour : ce serait quoi donc une lutte qui n’est pas armée ? (Probablement quelque chose d’impossible, par moments.)
Le fait est qu’ils nous forcent dans des appartements, dans des emplois, dans des vêtements, dans des voitures et dans des désirs qui nous rendent très difficiles à aimer. Déjà aimer deux, trois, cinq personnes est
devenu un travail épuisant - au point qu’on en a fait un devoir national constamment rappelé par l’Etat et nommé « famille ». Quant au devoir de haïr, il n’est point besoin de l’instituer, on arrive à s’y tenir même avec les inconnus et tant d’agents de l’ordre public qui emplissent les rues ces jours-ci ont fait de ce talent le sel de leur métier.
Et toujours, malgré cela, ce qui choque les gens plus que tout c’est la haine des choses : des centaines de corps vont être enfermés très bientôt pour avoir nui à des objets. Cela te paraît inconcevable, mais ça ne l’est point. Aujourd’hui ce sont les objets qui sont nos meilleurs amis, nos plus grands amours, ceux que nous désirons sans fin. Et toi qui es artiste, tu ne sauras pas me prouver le contraire.
Tu me demandes en somme comment on se sent ici.
On se sent à peu près comme ailleurs. Entourés d’une attention malveillante, astreints à des tâches inutiles, désireux de changer mais sans savoir comment.
On se sent seul.
Bien à toi
Claire - Novembre 2005

P.-S.


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  • Novembre 2006,
    Chère Claire,
    Merci de ta lettre, de tes mots écrits, sans voix pour les porter, et qui pourtant entravent le silence. Ici aussi le silence est épais, assourdissant. Alors que nous parlons sans arrêt, de réunions officielles en discussions informelles, nous, les étudiants, les enseignants, la Direction de l’école, les élus, les médias locaux, on se saoûle de paroles. Mais que te dire d’ici ? A Fontbarlettes et à l’école des Beaux-Arts où nous étudions, au coeur de ce quartier dit « sensible ». Sensible, il m’est dit que l’objet de mes études aux Beaux-Arts touche au champ du sensible. Est-ce un fait anodin que notre école se situe là , à Fontbarlettes ? A l’arrêt de bus « Biberach », où on attend après les cours pour rentrer chez soi, au centre ville, les agressions se répètent. Que dire de celle qui a eu lieu il y a dix jours, particulièrement violente, encore dans l’émotion face à la brutalité des coups reçus au visage et à la fracture de la mâchoire de Vincent, face au choc de la nouvelle de son tabassage en bonne et due forme à trois contre un ? Que dire après coup ? Se souvient-on encore, alors, qu’il y a des Fontbarlettes dans toutes les villes de France ? Se souvient-on que l’existence de ces quartiers n’est pas le fruit du hasard mais le fruitd’une histoire, issue des colonies qui passa par une certaine politique d’immigration datant d’une quarantaine d’années, quand ce mot n’avait pas la même sonorité qu’aujourd’hui ? Le chômage était inexistant des enjeux politiques et la main d’oeuvre nécessaire. Ces quartiers furent construits à la périphérie des villes selon des plans d’urbanisme avec leur finalité de l’époque. Aujourd’hui, on parle de problèmes d’intégration, oubliant l’idée d’assimilation. Alors, est-ce qu’on s’arrête à la colère face à cette agression « gratuite », sans motifs clairs, ou se souvient-on que les problèmes de violences urbaines n’ont pas commencé avant-hier et qu’ils font le terreau des discours sécuritaires dont nous abreuvent les politiciens à chaque échéance électorale ? Et, tiens, justement, les élections approchent... Les émeutes derrière nous, les élections devant... Mais nous abordons des sujets sensibles. Sensible est le quartier, sensible ce que l’on nous enseigne, sensible ta lettre que nous avons eu la chance de découvrir à l’occasion d’un voyage à Paris, lors de la visite de l’espace d’art contemporain Paul Ricard. Nous avons choisi de la diffuser pour la sensibilité, l’intelligence et la pertinence du propos et parce qu’elle est le résultat tangible de la démarche d’artistes contemporains : Claire Fontaine n’est pas une personne mais plusieurs, ce nom recouvre un collectif. Fruit d’un travail artistique, nous souhaitions la faire partager aux étudiants comme aux habitants du quartier car elle est susceptible de concerner chacun de nous. L’art n’est contenu dans un espace réservé, semble-t-il, il ne possède ni frontière ni ligne de démarcation précise et définitive... Et parce qu’on se sent ici, à peu près comme ailleurs, entourées de tensions latentes, maintenues dans l’idée de notre impuissance, désireuses de changer mais savoir comment. On se sent seules. Bien à toi,

    Cécile, Cloé et Habiba

  • Pour info, le Centre d’analyse stratégique, qui s’appelait auparavant le Commissariat au Plan, a publié
    2 études de terrain à propos des émeutes de l’automne 2005.
    http://www.strategie.gouv.fr/articl...

    source http://rezo.net/dossiers/banlieues

  • 1 an après, dis-moi comment ça se passe là bas...

    J’ai lu dans un hebdomadaire satirique français cette semaine le bilan d’une étude (réalisée par le Cevipof et la Sofres pour l’intérieur) annoncant que pour 52 % des 2 039 banlieusards interrogés, ce sont “les propos de Nicolas Sarkozy” qui ont le plus lourdement contribué aux émeutes de novembre 2005.

    D’autres raisons sont également levées pour expliquer l’embrasement des banlieues : la télévision a “facilité l’escalade” , pour 44,5 % des sondés, puis “le harcèlement et les violences de la police” (25 %) et le rôle des “mafias” (20 %). Avec toute la réserve que je dois accorder à ce type de sondage, je suis quand même surprise que de tels chiffres soient divulgés... seulement aujourd’hui...

    Bien à toi.

    A.

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