Chère R,
je ne sais pas s’il y a eu des époques passées où les villes étaient brûlées non pas par les barbares mais par leurs propres habitants.
Mais je te rassure : il n’y a pas de feux ici, pas de voitures renversées, pas de vitrines brisées.
Et encore moins de barricades.
Rien de neuf.
Mis à part un silence très épais, terrible.
Personne ne dit rien au coin des rues et tous les gestes sont saturés par le mutisme.
Pourtant ce qui se tait n’est pas de la même nature que ce qui parle sans mots dans les restes carbonisés, dont le vent nous apporte l’odeur.
Ce qui ne se dit pas est une infamie.
L’infamie immémoriale de qui pense que les étrangers arrivent toujours les poches pleines de malheurs. Et aussi l’idée honteuse que la rébellion est une affaire d’émigrés. Qu’elle vient comme toute autre épidémie d’une frontière mal surveillée.
Les gens ne répètent qu’une seule chose, que ce qui se passe se passe ailleurs. Dans un lieu lointain et inatteignable. Par-delà le périphérique et les grands immeubles avec les toits couverts de lettres lumineuses. Et par-delà les routes nationales où on oublie tout de la métropole. Plus loin que la dernière gare de RER qu’on puisse imaginer.
Dans un décor bétonné où les bâtiments sont rectangulaires et on ne distingue pas les maisons des écoles et des casernes. Là où tout ressemble à un énorme hôpital pour incurables. Ce n’est que là -bas, disent-ils, que ça se passe. Mais il y a bien quelque chose que les bords des fenêtres des trains et des voitures avalent trop vite pendant les voyages, quelque chose qui est plus qu’un paysage, plus qu’une masse d’objets gommés par la course.
C’est une question.
Une question sur les critères qui organisent le réel et sa perception, une question sur l’usine de l’ailleurs et la fabrique du chez-nous. Une question tronquée, je suis d’accord.
Pourtant j’ai souvent l’impression que cet ailleurs qu’on connaît si mal, dès qu’il a commencé à brûler, il a pris place au sein de nous. On dirait que ça brûle, ici aussi, mais à la manière d’une plaie infectée, que ça pulse, que ça respire, presque, faiblement.
Toutes les nuits sont calmes depuis le couvre-feu, mais l’insomnie s’est mise à les peupler.
Les laissés-pour-compte du sommeil sans doute se disent que pour qu’autant de gens arrivent à préférer le saccage à l’évidence d’une normalité trop humiliante, il faut que la peine ait touché un seuil nouveau. Que même les policiers qui veillent ne peuvent pas nous en protéger. Que nous sommes en danger de mourir de nos propres peurs.
Il s’est aussi produit un petit écart, et rien n’est plus tout à fait pareil.
Que cela soit parce que les auteurs de ces actes sont bien des êtres en chair et en os que nous pourrions côtoyer à chaque instant ou parce que les raisons de la haine, dont il nous faudrait dire qu’elle sont injustes ou incompréhensibles, nous sont en réalité trop familières, je ne sais pas. Et je ne saurais pas trancher.
On répète partout que cela n’en vaut pas la peine, que ça n’a aucun sens d’être violent. Avant ces violences il n’y avait peut-être pas ce silence mais pas de mots non plus à mettre sur les corps des gens privés de destin et entassés aux abords de la ville.
Ces feux dans la nuit ont éclairé un paysage nouveau, ils ont surpris une réalité nue et sans défenses, ils ont montré dans une lueur éphémère l’affleurement d’un possible, mais lequel ?
Et aussi certaines langues, me dis-tu, se sont déliées.
Soit, tu as raison, je lis et j’entends élus, enseignants, sociologues et rappeurs répéter que ça ne va pas, qu’il faut que ça change, il faut que ça cesse, ça ne peut plus continuer ainsi.
Les gens de gauche parlent des causes de la révolte, les gens de droite parlent de ses effets. Mais dans leurs discours ce que j’entends et qui me fait peur c’est le silence.
J’ai lu quelque part l’histoire d’un philosophe qui avait terminé ses jours à l’asile car il avait compris que ses livres étaient un ensemble de lettres écrites aux prolétaires communistes, et que ceux-ci ne les liraient jamais. Ce n’étaient que les intellectuels qui lisaient ses oeuvres et ils n’en faisaient rien que des commentaires.
Il a dû sans doute ressentir à l’intérieur de lui un silence très proche de celui-ci, comme une objection toute puissante à ce que l’on peut raconter de notre présent.
Son corps a dû se remplir des gens qui ne parlent jamais. Des gens qui n’ont rien à dire de leurs vies à la limite de l’alphabet, aux marges de la loi, qu’aucune langue n’abrite et dont il n’y a rien à expliquer.
Ses livres ont dû lui montrer soudainement leur parenté avec les mots des journaux, des tribunaux, des magazines, qui mènent tous la même conspiration contre les pauvres et ne font qu’éloigner le monde de leurs
mains. Il a dû se dire que si la pensée ne peut pas rencontrer la vie ailleurs que dans les pages, le nombre de morts et le montant des dégâts que l’on égraine après chaque émeute ne valent rien. Qu’ils ne sont rien si on les compare à l’indigence des années qui nous attendent, à la perspective que l’on sera tous les jours accompagné par l’idée que ce qui circule entre les corps peut toujours être monnayé. Si quelque chose n’arrive pas du dehors de la culture.
Je ne sais pas ce que tu appelles la politique, moi je crois que c’est un niveau d’intensité dans les affects lorsqu’il se présente conjointement à la possibilité de se généraliser.
Bien sûr les objets y participent, bien sûr les institutions et les savoirs y sont impliqués, ce n’est pas une affaire de pures rencontres, moi non plus je ne crois pas à la propagation spontanée des affinités électives.
C’est d’ailleurs pour cela que je ne crois pas à la lutte armée : ce qui se veut lyrique et grandiose arrive parfois à l’être, mais n’émancipe personne. Même si je réfléchis toujours à la question qui m’a été posée un jour : ce serait quoi donc une lutte qui n’est pas armée ? (Probablement quelque chose d’impossible, par moments.)
Le fait est qu’ils nous forcent dans des appartements, dans des emplois, dans des vêtements, dans des voitures et dans des désirs qui nous rendent très difficiles à aimer. Déjà aimer deux, trois, cinq personnes est
devenu un travail épuisant - au point qu’on en a fait un devoir national constamment rappelé par l’Etat et nommé « famille ». Quant au devoir de haïr, il n’est point besoin de l’instituer, on arrive à s’y tenir même avec les inconnus et tant d’agents de l’ordre public qui emplissent les rues ces jours-ci ont fait de ce talent le sel de leur métier.
Et toujours, malgré cela, ce qui choque les gens plus que tout c’est la haine des choses : des centaines de corps vont être enfermés très bientôt pour avoir nui à des objets. Cela te paraît inconcevable, mais ça ne l’est point. Aujourd’hui ce sont les objets qui sont nos meilleurs amis, nos plus grands amours, ceux que nous désirons sans fin. Et toi qui es artiste, tu ne sauras pas me prouver le contraire.
Tu me demandes en somme comment on se sent ici.
On se sent à peu près comme ailleurs. Entourés d’une attention malveillante, astreints à des tâches inutiles, désireux de changer mais sans savoir comment.
On se sent seul.
Bien à toi
Claire - Novembre 2005
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