Les magazines sont éparpillés sur la table, les pages sont froissées. Les patientes ont attendu trois heures, mais la neige a été la plus forte. Le docteur ne viendra pas. L’une des jeunes femmes s’est mise à pleurer. Elle est venue de Rapid City, à l’autre bout de l’Etat, pour cet avortement, accompagnée par son compagnon. A cause de la tempête, ils ont roulé pendant huit heures au lieu de cinq. Ils ont apporté les 500 dollars (415 euros) pour payer l’intervention, mais ils n’ont plus grand-chose en poche. Kylene Guse, du Planning familial (Planned Parenthood), leur a réservé une chambre d’hôtel. Au moins pourront-ils attendre en toute sécurité.
Il neige sur Sioux Falls et sur le coeur désolé des Grandes Plaines. Miriam McCreary, le médecin, est coincée à l’aéroport de Minneapolis, dans l’Etat voisin. Son vol a été annulé. Les onze patientes qui l’attendent à Sioux Falls devront revenir dans une semaine : la clinique n’opère que le lundi. Et c’est l’unique endroit où une femme peut obtenir une interruption volontaire de grossesse dans tout l’Etat du Dakota du Sud. Le Planning familial fait venir chaque semaine le médecin par avion : aucun praticien local n’accepte de se charger des avortements. Sur les quatre médecins qui viennent à tour de rôle, aucun n’a moins de 50 ans.
Le docteur McCreary a 71 ans. Gynécologue, elle a connu les grandes protestations des années 1980 devant son domicile, à Saint-Paul : les clous sous ses pneus de voiture, le mot « criminelle » peint en lettres rouges sur son trottoir. Aujourd’hui, les manifestations ont perdu de l’ampleur, mais l’apparence est trompeuse : en réalité, l’avortement devient de moins en moins accessible aux Etats-Unis. Pour la seule année 2005, 52 lois ont été adoptées au niveau local imposant des restrictions : notification parentale pour les mineures, délai supplémentaire de réflexion, lecture d’un texte qui informe la femme que le père de l’enfant peut être contraint de subvenir à ses besoins, ou qu’elle peut abandonner son enfant à la naissance... Toutes les mesures ne sont pas aussi radicales, mais le débat est devenu tellement épidermique que le camp « pro-choice » a fini par considérer toute évolution comme une atteinte intolérable aux droits des femmes. Ce à quoi le camp « pro-life » répond que la biologie a évolué et que le droit doit s’adapter.
Le docteur Miriam McCreary est censé être en retraite depuis sept ans. En fait, elle parcourt 40000km chaque année. Le lundi, elle est à Sioux Falls, où elle pratique 15 avortements en moyenne. Le mardi à Fargo, dans le Dakota du Nord. Le mercredi, à Duluth, dans le nord du Minnesota. « La communauté médicale n’est pas contre nous, explique-t-elle. Les médecins nous envoient des patients. Ils sont bien contents qu’on soit là . » Mais les professionnels de la santé ne veulent pas d’ennuis. « J’ai essayé de former des jeunes. Mais c’est frustrant. Quand ils s’installent en cabinet, leurs associés leur demandent de ne pas faire d’avortements. Il y a même un hôpital, à Saint-Paul, qui ne veut pas que les patients soient mis en présence d’un médecin qui pratique l’avortement. » Aujourd’hui, 87% des comtés du pays n’ont pas de clinique d’avortement, alors que le nombre d’interruptions de grossesse reste l’un des plus élevés des pays développés (1,29 million en 2002).
A partir du 1er juillet, l’avortement deviendra illégal dans le Dakota du Sud. Le Congrès de l’Etat a voté cette mesure le 24 février, le gouverneur l’a contresignée le 6 mars. Au coeur des « Red States » - les Etats républicains -, le Dakota du Sud est une terre de luthériens et de catholiques, peuplée de gens du Nord, de fils d’immigrants norvégiens, suédois, allemands. L’Etat a voté Bush à 60%. Mais la loi a échappé aux clivages traditionnels. Nombre de démocrates ont voté pour. Et c’est un républicain modéré, Tom Dempster, qui l’a comparée à « l’un des blizzards les plus froids et hostiles » que l’Etat ait connus. La loi impose une interdiction totale, sauf si la vie de la mère est en danger, mais sans les exceptions classiques dans les cas de viol ou d’inceste.
Les conservateurs du Dakota ne visent pas seulement les 800 avortements annuels de la clinique du Planning familial. Ils veulent casser l’arrêt de la Cour suprême de 1973 (« Roe vs Wade ») qui a autorisé l’interruption de grossesse sur le territoire américain. Dans tout le pays, on suit l’exemple du Dakota avec attention. Le Michigan, l’Ohio, le Missouri, le Mississippi, ont des interdictions en cours d’examen. Ils souhaitent que la Cour suprême, grâce aux deux nouveaux membres conservateurs nommés par M. Bush, confirme leurs tentatives. Quatre Etats ont déjà des lois d’interdiction toutes prêtes, qui entreront en vigueur le jour où l’arrêt de 1973 aura été aboli et que le privilège de décider de l’avortement sera rendu aux Etats. A l’opposé, la Californie et cinq autres Etats ont adopté un texte qui inscrit le droit à l’avortement dans le marbre, même si la Cour suprême n’est plus là pour le protéger.
Les gens du Dakota ont l’impression d’avoir toujours vécu avec cette division. « Je me souviens d’une discussion quand j’avais 10 ans, avec une voisine qui était catholique, dit une libraire, qui préfère rester anonyme. On ne savait même pas de quoi on parlait. Mais je me disais déjà que personne ne devrait être obligé de porter un enfant. » La religion pèse d’un poids particulier. Elizabeth Mulder, 21 ans, diplômée de sciences politiques, allait à l’église trois fois par semaine jusqu’à ce qu’elle participe à un voyage en Chine. « Ça m’a ouvert les yeux, dit-elle. Là -bas, la religion n’est pas en permanence dans leur vie. »
Depuis la réélection du président Bush, la guérilla est quotidienne. « C’est une stratégie que les conservateurs ont eue depuis quinze-vingt ans. Elle a payé. Ils ont travaillé les deux partis », dit l’avocat Todd Epp. L’an dernier, le Congrès local a ordonné que les médecins préviennent les femmes qui veulent avorter qu’elles s’apprêtent à mettre un terme à la vie d’un « être en tant que tel, unique et entier ». L’organisation Planned Parenthood a porté l’affaire en justice, mais comme le médecin n’est pas sur place, l’association ruse : elle diffuse un enregistrement de la mise en garde légale à la patiente.
Depuis le 6 mars, Sioux Falls se prépare à une bataille rangée. Cette fois, « chacun va devoir choisir son camp », dit Todd Epp, l’un des rares hommes qui se trouvaient jeudi 9 mars à la manifestation « pro-choice » devant le palais de justice. Ils étaient 300. Et une poignée de contre-manifestantes. De mémoire récente, il n’y avait eu qu’une manifestation à Sioux Falls, contre la guerre, et « la police était sur les dents », dit l’avocat. Le quotidien local, L’Argus Leader, a préféré ne pas prendre position. Les six membres du comité éditorial ont discuté des heures sans réussir à tomber d’accord.
Quand la guerre sur l’avortement sera déclarée, Leslee Unruh sera en première ligne. A 50 ans, elle est l’égérie du mouvement anti-avortement local. Après avoir monté un centre de crise pour femmes enceintes, elle a fait de Sioux Falls le siège national de son mouvement de promotion de l’abstinence, un réseau subventionné par l’administration Bush.
S’il fallait un signe des ambitions de Leslee Unruh, il serait dans son local. Il y a cinq ans, elle a a racheté l’ancienne clinique du Planning familial, à côté du fast-food Taco Bell. Elle ne se lasse pas de le faire visiter : « Un endroit sans fenêtre, où l’on vous forçait à avorter. » Les prises électriques « n’étaient pas aux normes de sécurité », en cas d’orage, les femmes auraient pu « être électrocutées ». Il y a trente ans, Leslee Unruh est venue dans cette clinique et elle a été mal informée. Elle le dit avant même qu’on l’interroge : elle aussi, elle a avorté. Aujourd’hui, elle entend rétablir la justice. Les femmes sont dûment informées. Dans ses tiroirs, Becky Kolb, l’échographe, a une collection de petites poupées foetus. On peut toucher celles qui sont en caoutchouc et en emporter de petites en plastique « Celui-là , c’est dix semaines, ici, douze semaines » résultat garanti. « 85 % des femmes qui voient le foetus à l’échographie renoncent à l’avortement », affirme-t-elle.
Les responsables du Planning familial ne savent pas encore si elles vont poursuivre la loi en justice ou si elles vont essayer de soulever la question de l’interdiction totale de l’avortement aux électeurs en novembre. Pour présenter un référendum, il faut récolter 16 728 signatures. Selon un sondage de 2002, la population de l’Etat est à l’image du pays : un quart seulement des habitants sont favorables à une interdiction sans exception. Dans le bureau du Planning familial, la banderole rose est déjà prête : « Ces portes resteront ouvertes ».
Leslee Unruh sait que la loi n’est pas particulièrement populaire, même dans un Etat aussi conservateur. Tous les républicains ne sont pas de son côté. Même le généreux donateur qui a financé pour moitié l’appareil à ultrasons, a envie de signer la pétition des « pro-choice ». « On a une campagne difficile devant nous », reconnaît-elle. Elle est déjà en train d’acheter un gros mobil-home qui servira à arpenter l’Etat. Dans les circonscriptions, elle distribuera gratuitement des tests de grossesse, des fournitures pour bébés. La machine à échographies, suprême attraction, sera de la campagne elle aussi.
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