Cette publication du Département de la Loire ne vous aura peut-être pas échappé : quelques situations quotidiennes à l’école, mises en perspective entre l’ancien temps et le monde de demain, aux couleurs chatoyantes. On y apprend notamment que nos écolier.e.s n’auront bientôt plus de cahiers mais des « tablettes », que le tableau noir sera bientôt caduc au profit « d’écrans connectés », et que les cours à distance, « encouragés lors du confinement […] pourraient se généraliser ». Jusqu’ici timidement promue par les technocrates du ministère de l’Éducation nationale, l’enseignement à distance est désormais vendu comme le remède à tous les maux, qu’ils soient d’origine sanitaire ou pédagogique [1].
Sur le terrain, l’ambiance est différente. « C’est dur pour moi de travailler à la maison, il y a des mots que je ne comprends pas bien en français, et mes parents ne peuvent pas toujours m’expliquer », confie une élève d’un quartier de Saint-Étienne au sujet de la fermeture des écoles [2]. Une situation somme toute banale dans une ville où de nombreux quartiers se composent d’habitant.e.s n’ayant pas le français comme langue maternelle. Les instituteurs/trices interrogé.e.s s’inquiètent de cette nouvelle période de « distanciel », échaudé.e.s par le premier confinement et bien conscient.e.s des limites de l’enseignement par ordinateur pour assurer le suivi de leurs élèves. Tou.te.s ne sont pas équipé.e.s à leur domicile du matériel informatique suffisant, ni de parents en télétravail capables de veiller sur eux.
Les programmes d’achat ou de prêt de tablettes [3], ordinateurs et autres appareils électroniques ne sont que des pis-allers, destinés à maquiller le véritable enjeu de cette transformation de l’enseignement : fidèles au concept d’« égalité des chances » [4], les gouvernements successifs continuent d’agir sur la garantie théorique pour chaque élève de disposer des mêmes conditions d’enseignement (comme le fait d’avoir un PC), et non pas sur l’équité envers chacun.e face à la jungle des parcours scolaires, ou sur la capacité des élèves à déployer des stratégies adéquates pour s’assurer un avenir professionnel décent.
Car, comme le rappelle le rapport d’A. Tricot et Chesné [5], « l’enquête ICILS 2018 (International Computer and Information Literacy Study) a évalué auprès des élèves de 4e leurs compétences en littératie numérique, c’est-à-dire leurs capacités à utiliser un ordinateur pour collecter, gérer, produire et communiquer des informations à la maison et à l’école. Sans surprise, et dans tous les pays ayant participé à l’enquête, les élèves avantagés socio-économiquement obtiennent de bien meilleurs scores que les élèves désavantagés ».
Autre point d’inquiétude : la complicité des institutions dans ce bond en avant numérique. Les différentes structures de gouvernance locale (Commune, Intercommunalité, Département voire Région) s’attachent à devenir les relais privilégiés de la politique nationale, afin de capter les sous et les faveurs de l’échelon suprême. La Ville de Saint-Étienne vante ainsi que « grâce au soutien de Saint-Étienne Métropole et du FEDER [6], les élèves stéphanois bénéficient d’un panel d’outils numériques performants : tablettes, ordinateurs, vidéo-projecteurs, tableau interactif, etc. Associé à une pédagogie adaptée, ce programme permet de proposer aux écoliers des conditions d’apprentissage optimales ! » [7]. De son côté, la Métropole mène à son terme son plan « Numérique à l’école », qui prévoyait plus de 3 millions d’euros de 2016 à 2021, pour mettre à disposition « plus de 5000 ordinateurs, 100 tableaux interactifs, 1500 vidéo-projecteurs, 1800 tablettes » [8]. Sans oublier le département de la Loire, qui dans le cadre de sa compétence en matière de collèges a mis sur pied des dispositifs tels que « Cyber Collèges 42 », un Espace Numérique de Travail (ENT), et finance lui aussi la mise à niveau des établissements pour qu’ils deviennent enfin numérico-compatibles. Aucune voix institutionnelle ne se fait entendre pour lever le pied et se poser quelques questions préalables, notamment sur les impacts de la surexposition aux écrans pour les enfants ou encore l’incidence d’une société 100 %-numérique sur l’accélération du réchauffement climatique. Pied au plancher, nos pouvoirs locaux participent de bon cœur à cette opération de destruction systématique des formes d’enseignement non numériques.
À tous les niveaux du parcours scolaire, les effets délétères de la numérisation de l’enseignement se font sentir. Enfants devenus accros aux écrans, étudiants isolés et en manque de lien social, et globalement, des jeunesses plongées dans le bain de la vie par le prisme du numérique à outrance. Plutôt qu’une « Smart-City » pionnière dans la mise en place de mobiliers connectés, Territoires Haut-Débit et autres enfumades technologiques, nous rêvons d’une ville qui soit réellement « amie des enfants » [9], en leur fournissant un cadre sain, propice à l’épanouissement de leur esprit critique et de leur créativité. Les labels garantissent peut-être de très bons cache-misère aux communicants, mais ne sont certainement pas une planche de salut à offrir à nos jeunesses.
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