Les articles, universitaires ou pas, les émissions de radio, les études sociologiques foisonnent et confirment la thèse selon laquelle la répartition des espaces urbains est révélatrice du rapport de domination hommes/femmes cher à la société capitaliste et hétéro-normée dans laquelle nous survivons. Il n’y a qu’à voir la toponymie d’une ville : rue Jean Jaurès, le stade Geoffroy Guichard, place Jules Guesde... tout laisse à penser que les femmes ne sont pas prioritaires dans ces espaces [1]. Femmes, lesbiennes, queers, gays, trans... toutes sont beaucoup moins représentées que les hommes, cis, blancs, bourgeois, valides. De même, les déplacements dans ces espaces sont contraints par une urbanisation pensée par et pour ces mêmes hommes. La présence même des corps queers, de couleur, des handicapés, des ouvriers ou des femmes : « menacent la construction de la "nation" comme entité monolithique et dépositaire spatial unique d’une masculinité » [2]. Il suffit aussi de jeter un regard sur nos adolescences, à se remémorer les potes skateurs se vautrer sur des rampes les mercredis après-midi pendant que moi qui écoutais, posée sur un muret, immobile, de la musique dans mon MP3. Avant de me cacher dans la cour de mon immeuble avec une amie pour tenter tant bien que mal de plaquer un ollie ; et cette expérience d’apprentissage, cachées, à deux, filles, n’a rien d’anodin.
Yves Raibaud parle de ces lieux de loisirs en ville (les skate-parcs ou les salles de musiques actuelles par exemple) comme des continuum de la masculinité, espaces que Welzer-Lang appelle des « maisons-des-hommes ». Les municipalités, qui par ailleurs échappent au principe de parité et sont donc majoritairement composées d’hommes dans leurs conseils, sont à l’origine de ces « continuum d’espaces urbains masculins » (Yves Raibaud) dans lesquels les « jeunes », en grande partie « garçons », peuvent entretenir leur virilité et leur masculinité. Ce n’est pas tant l’équipement qui est problématique mais le message qu’il produit et véhicule. On institutionnalise à nouveau des espaces dans lesquels évoluent principalement des hommes.
Et tout concorde dans le même sens, rien d’étonnant à cela. On appelle ça, et c’est super à la mode de le dire, des violences systémiques. La littérature depuis des siècles dépeint en ville des femmes aux corps érotisés, les opéras à la Carmen [3] mettent en scène les plus grands féminicides qu’il soit, les affiches publicitaires sous-entendent explicitement que nous sommes de grandes séductrices dont les corps sont à la disposition des hommes, rien d’étonnant à ce que nous nous mettions de côté. C’est peu de le dire.
Des myriades de violences font le quotidien des femmes dans les espaces publics urbains et sont le fondement de stratégies de défense qu’elles mettent en place pour les éviter. Les espaces urbains favorisent l’incarnation de la femme victime de ses agresseurs, tout le temps, partout. Même des affiches voulant mettre au grand jour les violences conjugales ne font que montrer la femme victime de son agresseur et nourrissent alors la puissance d’agir de ces derniers.
« Qui prend plaisir devant la souffrance d’autrui ? Qui prend plaisir au spectacle de l’impuissance ? [...] Ce qui hante dans ces photos, ce sont les traces, les signes d’une puissance d’agir capable d’imprimer sa marque sur le corps d’autrui : cette capacité de violence extrême. Les campagnes publicitaires sont un tribut offert aux agresseurs. » [4]
Bon, certes, mais même si nos noms ne sont pas sur des plaques, est-ce vraiment à vers quoi nous aspirons ? Se retrouver porter le nom d’une rue commerçante bruyamment remplie de tramways ? Même si on nous « donnait » accès à toutes ces infrastructures, est-ce que c’est cette musique là qu’on ferait ? Est-ce qu’on ferait du skate de la même manière ?
Des initiatives comme celle d’Ambert existent et elles ne se contentent pas d’une dichotomie « masculinité hégémonique » versus « faiblesse de la femme », dichotomie qui devient alors elle-même politique hégémonique et empêche toute conflictualité et luttes.
Il ne s’agit pas de rendre la pareille, ni de prendre des rôles que l’on n’a pas envie de prendre. On ne parle pas là d’un renversement des valeurs, la femme ne devient pas l’agresseuse ni l’agresseur la victime. Il s’agit plutôt de porter un regard sur les pratiques féministes en ville d’un autre point de vue, par une autre perspective que celui des témoignages de femmes au statut de « victimes » et s’éloigner alors du regard masculin porté sur les violences faites aux femmes. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus les entendre, il s’agit juste de les entendre autrement. C’est ne plus entrevoir mais voir la possibilité et se faciliter l’accès à certains espaces et lieux pour pouvoir créer nos propres significations, se faire lire, écouter, voir des choses qui nous incluent pour gagner de la force et des prises sur nos corps, nos envies et nos vies.
« Lorsque nous choisissons notre puissance collective comme point de départ, et non notre faiblesse, nous cherchons à nous extraire du rapport dialectique au masculin, et nous affirmons alors notre indépendance. Cette affirmation d’indépendance, si elle ne nous extrait pas pour autant des rapports genrés, est la condition de possibilité d’un rapport à la lutte qui ne soit pas une réaction perpétuelle aux agressions subies, mais au contraire l’affirmation de nos volontés. » [5]
À Ambert, les filles souhaitent plutôt pallier un manque, ce manque de lieu dans les villes en mixité choisie et dans lesquels peuvent se poser des questions féministes. L’idée est de « politiser un espace, se donner des outils de réflexion, partager des pratiques et du vécu ». La permanence est ouverte les premiers et troisièmes mercredi du mois à 20h dans les locaux de l’Élégante. Pendant ces moments-là, « on discute, on se lamente, on mange des gâteaux, on échange, on partage du vécu ». Bientôt elles proposeront d’autres moments : atelier mécanique, bricolage ou d’autodéfense. Elles constituent aussi une bibliothèque féministe. Rien de nouveau dans l’histoire des pratiques collectives féministes mais il semble encore et toujours nécessaire de leur faire une place. En février, elles ont aussi fait le choix de se laisser une place sur scène et dans l’organisation lors d’une soirée de concerts au bar de l’Octopus à Cunlhat. Déjà dans les années 80, les riot grrrls créent un réseau de groupes de punk et de micro-éditions non mixte de fanzines entre Olympia et Washington DC. Là où dans ces salles la fréquentation est fortement masculine, ces filles tentaient de proposer d’autres manières d’être sur scène et dans ces milieux.
« PARCE QUE nous les filles avons terriblement besoin de livres et de fanzines et de disques qui NOUS parlent, dans lesquels NOUS nous sentons incluses et que nous pouvons comprendre dans nos propres termes » [6].
Rien d’inouï et pourtant... l’affiche du concert de Cunlhat, explicitement placée sous les signes graphiques du féminisme (et même si elle peut largement faire débat en tant que telle dans les milieux féministes), a été taguée de cette sentence : « l’intolérance notre combat, l’incohérence notre état ». Rien ne sert de signaler que c’est un homme cis-blanc qui a pris la peine de s’armer d’un stylo pour laisser sa marque. Alors si cet article pourrait prendre la forme d’une réponse, elle n’en est pas vraiment une. C’est fatigant de passer autant de temps à justifier nos modes d’organisation. Mais ce commentaire a fait resurgir l’envie pressante de réexpliciter, d’en reparler, de se redire pourquoi la ville est un milieu hostile que l’on peut se réapproprier. C’est sans citer alors les marches nocturnes non-mixtes qui en sont l’exemple le plus visible aujourd’hui. C’est alors réaffirmer le besoin hurlant d’organisations collectives non-mixtes, tant qu’elles dérangeront et longtemps après, en milieu urbain et partout ailleurs.
Compléments d'info à l'article
1 complément