Nadia est agente d’entretien et travaille dans les grands immeubles contemporains nouvellement végétalisés qui font face à la gare principale. Leur devanture affiche fièrement le label « éco-responsable » de la mairie « Saint-E Green pour tous ». Bien qu’à moitié remplis, les bureaux qu’abritent les immeubles nécessitent d’être passés au peigne fin pour les employés à col blanc. Cela fait quinze ans qu’elle nettoie, balaye, aspire et astique à des tarifs toujours plus bas. Le développement de la robotique-propreté a fait du mal à elle et ses collègues de boulot. Fini les grèves et les « charges patronales », le robot se tait et exécute. Pratique. Nadia monte dans le bio-bus et s’assoit sur un siège, vert.
Cinq ans auparavant, Jess, la compagne de Nadia, a perdu son travail de chauffeuse de tramways. Ces derniers sont devenus « sécurisés et innovants » ; en somme sans conductrices. La multinationale qui exploite la GreenSTAS a donc décidé de licencier les employées, devenues dorénavant obsolètes. Aujourd’hui, Jess travaille dans le quartier de la cité du Design, et sert des sandwichs bio et locaux à 10 balles pour des auto-proclamés innovateurs et designeurs de la ville de demain. Grâce à eux « une transition efficace et rapide vers la ville verte numérique sera possible ! » lit Nadia sur les hologrammes publicitaires 3D, qui lui agressent la rétine et le cerveau de bon matin.
Dans le bus, en contrebas des escaliers menant à Jean Jau, la femme observe les immeubles et les terrasses d’agriculture urbaine du quartier du Crêt de Roc. Ici, il n’y a pas de tags délavés mais uniquement un paysage urbain colorié de vert et de blanc, peuplé de familles sages à lunettes allant à l’épicerie locale ou aux potagers partagés. Certes, à 5h30 du matin il n’y a pas un chat dans les rues, mises à part les recycleuses, qui comme elle, nettoient pour les autres en se niquant la santé. Mais quand Nadia repasse en bus aux alentours de 10h du matin pour rentrer chez elle, elle voit les habitantes du quartier s’activer. Ici, tout a l’air plus beau, plus sûr, l’air sent même bon. Ici, pas de vieille bagnole diesel semi-illégale pour vous cracher à la gueule mais uniquement des trottinettes électriques silencieuses, des panneaux photovoltaïques et des mini éoliennes subventionnées pour alimenter les éco-immeubles en énergie renouvelable. À Beaulieu, on se chauffe encore au gaz quand on en a les moyens voire, en cachette, au charbon pour les fins de mois.
Face au contraste entre Beaulieu et le Crêt de Roc, Nadia se souvient de son adolescence à Tarentaize. Certes les trottoirs étaient sales, les habitants s’interpellaient en gueulant, les souris et les cafards côtoyaient parfois les humains dans les appartements, mais au moins il y avait un lien entre les gens. Aujourd’hui c’est autre chose... Dès 2024, la métropole verte stéphanoise avait décidé de démolir une partie du quartier pour « lutter contre l’insalubrité » et au nom de la mixité sociale. En vérité l’objectif était de reconstruire des logements « qualitatifs » en nombre limité pour attirer une nouvelle population plus riche, plus diplômée et surtout plus blanche dans le quartier. Le vétuste immeuble de Nadia avait alors été détruit sans prendre en compte l’avis des habitantes, et les familles avaient été dispatchées dans d’autres quartiers, loin du centre-ville.
Cassez-vous les pauvres et les arabes, et laissez la place à la ville éco-bobo-responsable !
aurait pu être le mot d’ordre de la mairie ironise, seule, Nadia. Face à cela, les habitantes, les associations de quartier aidées par d’autres collectifs avaient tenté d’organiser une résistance contre l’arrivée progressive de ces nouveaux « pionniers urbains ». En vain. La mairie et les promoteurs immobiliers étaient bien mieux armés juridiquement, monétairement et médiatiquement. Les habitantes mobilisées furent bientôt accusées de communautarisme, d’intolérance et même de racisme anti-blanc sur internet et dans les médias. Cependant, régulièrement dans le Nouveau Progrès, les Stéphanoises apprennent que des « voyous » s’amusent à jouer au chat et à la souris avec la police et leurs micros cachés. Pour enrayer le déplacement forcé des classes populaires, ces dits « voyous » cassent les vitrines des cafés-brunch, des bars à jus de fruit détox et autres commerces pour bobos branchés. Les éco-immeubles sont régulièrement tagués de messages tels que « colons verts », « pas de bourgeois dans nos quartiers », ou « nique ta mère » pour les plus simples. Détruire son propre quartier deviendrait la seule solution pour éviter d’être reléguée en périphérie...
Le bio-bus s’arrête et sort Nadia de ses réflexions. Elle descend et se dirige tête baissée, les mains enfoncées dans son manteau, vers l’immense immeuble rouge en face de la gare où elle travaille. Muée par un sentiment étrange, elle relève le menton en face de l’entrée. La façade écarlate est habilement recouverte d’un message de plusieurs mètres à la peinture noire :
Ma pauvreté ne peut pas se greenwasher.
La femme esquisse un sourire et rentre dans l’immeuble.
Compléments d'info à l'article