Si le moindre doute subsistait quant à la pertinence de reparler sérieusement des classes, il s’est définitivement évanoui avec les innombrables situations émeutières ayant éclaté au courant des deux dernières années, que ce soit en France, en Équateur, en Irak, au Chili, à Haïti, au Liban, en Bolivie, en Iran ou encore aux États-Unis. C’est que, tout bonnement, on ne peut rien comprendre de substantiel d’une lutte politico-économique donnée sans théorie des classes au moins implicite, en tant que c’est uniquement par son entremise que la dynamique de cette lutte peut être définie et, partant, ses futurs scénarios possibles. En effet, si les groupes en lutte ne sont pas rapportés aux classes du mode de production capitaliste et, par là, aux fonctions fondamentales par lesquelles il se reproduit, alors la compréhension que l’on peut s’en faire est d’emblée condamnée à en rester au niveau des généralités les plus insipides. Mais nul besoin d’ignorer totalement la question des classes pour se retrouver avec de sérieux problèmes théoriques. À cet effet, nous verrons comment une définition tronquée des classes fait de la contradiction qui les met en rapport une opposition statique et morte, qu’elle ne permet pas de voir de quelle manière l’activité spécifique de ces groupes, de par la place qu’ils occupent au sein des rapports de production, participe de la reproduction contradictoire de l’ensemble. Ainsi, sans théorie des classes rigoureuse, c’est la saisie même du rapport entre la constitution de la société en groupes déterminés (les classes) et la dynamique contradictoire de la société capitaliste qui reste impossible. Cela montre que du moment que les classes sont mal définies, donc mal comprises, ce n’est plus seulement telle ou telle analyse particulière d’une situation donnée qui en pâtit, c’est bien plutôt toute la théorie de ce mode de production qui finit estropiée.
Théorie de la révolution : approches classiste et aclassiste
Ce qui distingue essentiellement le matérialisme historique d’autres théories qui traitent de la société capitaliste, ce n’est pas tant son objet que le point de vue à partir duquel il l’analyse, à savoir : du point de vue de son dépassement. C’est pourquoi il peut paraître spécieux, à l’intérieur de cette théorie, de différencier ce qui relève de l’analyse du mode de production capitaliste « en tant que tel » de ce qui relève de celle du procès de son abolition, c’est-à-dire de parler de théorie de la révolution à côté d’une théorie générale du mode de production capitaliste. Ces deux niveaux d’analyse doivent être parfaitement imbriqués ; on ne peut parler du mode de production capitaliste sans parler de son caractère contradictoire, fini, et des éléments qui concourent à sa fin. Or, on peut précisément évaluer la valeur d’une théorie du mode de production capitaliste à sa capacité à harmoniser l’analyse qu’elle produit de son cours « normal » avec celle de son dépassement ou mieux, à sa capacité à rendre compte du rapport qui lie ces deux moments. Plus concrètement, cette harmonie s’exprime par le caractère immanent au mode de production des éléments essentiels à son abolition ; la théorie n’a donc pas à faire intervenir des éléments extérieurs au cours normal du développement du capitalisme pour expliquer son dépassement. On doit pouvoir montrer, compte tenu des contradictions qui sont les siennes, que ce dépassement est non seulement possible, mais qu’il ne peut pas ne pas se produire. En effet, si l’on prend au sérieux l’idée selon laquelle le système capitaliste n’est pas éternel et donc qu’il est voué à disparaître (« tout ce qui existe est digne d’être détruit », Faust), alors il faut pouvoir expliquer de manière rigoureuse le comment de ce processus. C’est évidemment ce à quoi doit répondre de manière spécifique une théorie des classes qui est aussi une théorie de la révolution.
Le concept de « classe », s’il ne fut pas inventé par Marx et Engels, ne devient un concept réellement important qu’à partir du moment où ceux-ci s’en servent pour décrire l’organisation structurelle de la société capitaliste et la manière dont cette dernière pourra être abolie, remplacée par une forme d’organisation supérieure de la vie sociale. Grâce à ce concept, le rapport entre normalité capitaliste et révolution se révèle pensable : en définissant des agents par leur place dans un système de rapports sociaux d’exploitation et d’oppression, le concept de classe définit par le fait même des pratiques antagonistes qui, elles, permettent d’identifier ceux et celles amené·es à lutter contre ce même système et ayant les moyens de l’abolir. La classe ne sert plus à classifier les individus selon leur niveau socio-économique ou selon le degré de souffrance qu’ils éprouvent, comme c’était le cas chez les socialistes utopiques, mais bien à définir des groupes dont les pratiques spécifiques reproduisent contradictoirement la société. Il s’agit bel et bien ici d’une rupture avec l’idée selon laquelle la dissolution de cette société s’effectue de manière mécanique, comme si les classes ne faisaient que la subir, prises au piège dans une spirale infernale, dont l’aboutissement ne peut être ni prévisible ni modifiable. Par l’intermédiaire du concept de classe, les êtres humains retrouvent leur rôle d’acteurs effectifs du mouvement contradictoire de la société, ils peuvent être pensés pour ce qu’ils sont effectivement : l’élément actif de cette dissolution. Et bien que l’importance historique qu’a eue ce concept pour le développement des mouvements révolutionnaires des deux derniers siècles représente déjà un indice clair du fait qu’une théorie de la révolution ne peut s’en passer sans explications, il reste encore à montrer précisément quels sont les problèmes qui émergent de son traitement négligent.
Schématiquement, on peut diviser en deux grandes catégories les différents écueils dans lesquels tombent les théories de la révolution ne portant pas d’intérêt conséquent à la question des classes : les théories à approche classiste et aclassiste. La première catégorie regroupe celles qui soutiennent en apparence la thèse selon laquelle il est nécessaire de se référer aux classes pour comprendre le procès d’abolition du capital ; « en apparence », au sens où, pour elles, c’est bel et bien les classes qui jouent le rôle décisif dans le processus révolutionnaire, mais où ce qui fait de telle classe la seule classe sans laquelle la révolution est impossible n’a rien à voir avec son activité spécifique. Enfin, la seconde catégorie se rattache à l’approche aclassiste, c’est-à-dire cette approche pour laquelle la détermination de classe n’est pas réellement déterminante pour le mouvement du mode de production capitaliste et son abolition : elle peut à la limite reconnaître l’existence des classes, mais jamais reconnaître dans le prolétariat l’élément décisif du processus révolutionnaire ; il s’agira donc tantôt des « amis » (Comité invisible), des jeunes, du peuple, de la multitude, tantôt du 99%.
C’est à la première catégorie d’écueils qu’appartient l’une des définitions les plus répandues du prolétariat : serait prolétaire toute personne dépossédée/séparée des moyens de production, ne possédant donc que sa seule force de travail pour survivre. En rester là, c’est produire une théorie des classes qui a l’apparence de s’appuyer sur les rapports de production – les rapports sociaux fondamentaux de toute société – alors qu’il n’est question dans cette définition que de seuls rapports de propriété, à savoir « posséder ou ne pas posséder les moyens de production ». C’est bien plutôt les places occupées par les agents au sein même du procès de production, du procès de travail, qui définissent des rapports de production [1] . Contrairement à ce que présuppose une telle manière de définir le prolétariat, dans le mode de production capitaliste, le fait d’être dépossédé·e des moyens de production n’est pas tant la cause que l’effet du rapport de production d’exploitation. C’est ce dernier – au sein duquel le travail du prolétariat s’objective dans le capital sous forme de plus-value pour lui faire face comme une puissance étrangère – qui explique la non-possession et qui la reproduit au terme de chaque cycle de rotation du capital. Et cela, en dépit du fait que la séparation entre force de travail et moyens de production fut la cause du libre développement du mode de production capitaliste, entendue comme sa condition historique préalable [2] . En effet, à mesure que ce dernier s’affermit et s’impose en faisant correspondre le monde à son concept, ce qui se présentait comme sa « cause » – la séparation des productrices et producteurs de leurs moyens de production – est tourné en son contraire et devient « effet ». « Ne rien posséder », tout le monde est d’accord pour affirmer qu’il s’agit là d’une condition au travail salarié – mais cela, au même titre que l’existence d’une puissance qui s’érige au-dessus des classes pour assurer la pérennité des rapports de production actuels (l’État) : ce sont des conditions que présuppose le capital et qu’il produit effectivement comme ses conditions.
Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travailleur et conditions du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard [entendre : cause extrinsèque à sa propre logique, nda] qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. […] Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié [3].
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