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ANALYSES ET RÉFLEXIONS ANTIFASCISME / FLICAGE - SURVEILLANCE
COVID-19
Publié le 20 avril 2020 | Maj le 23 avril 2020

Virus Corporation, Chapitre 3 : « Sentir le souffre »


Après sa convalescence coronaire, le voyageur héberlué observe le nouveau monde qui l’entoure. Bienvenue sur la planète Souffre. Vous avez embarqué dans le vaisseau de l’Union...

Si tu as raté le début, lis sur ce site :
Le chapitre 1 et chapitre 2 (« je n’avais jamais senti ce soleil... »)

Je crois que le virus m’a quitté. Il ne me parle plus depuis quelques temps, en tout cas. On dirait qu’il m’a traversé, comme on passe d’une rue à une autre. C’est tout. En m’écrasant un peu au carrefour, certes. Mais pas plus qu’une autre maladie, et sans trop y réfléchir. Sans malveillance.
Ma planète a disparu corps et âme depuis qu’il a rencontré mes poumons (à moins que ce ne soit depuis le début de cet enfermement, les dates se confondent). Ma réalité a muté.
Je suis perdu. Ce monde nouveau dans lequel j’ai atterri, depuis bientôt un mois, ressemble pourtant étrangement à la galaxie dans laquelle je suis né. Par bribes, au moins. L’éveil des odeurs végétales, les premières fleurs et les bourgeons, les mammifères et les insectes ressemblent à certains de mes souvenirs. Mais la planète tourne sur un autre axe. Mes congénères et moi avons un autre écosystème. Nos paysages ont disparu. Nos ligaments ont fondu.
Nous ne nous regardons pas pareil. Nous ne nous croisons pas pareil. Nous ne nous parlons pas pareil. Nous ne nous touchons pas du tout. Nous ne sommes pas vraiment nous.

Cela rend tout très différent ; sauf la colère, et la peur. Elles restent mes balises et boussoles, mon nord magnétique, où que se trouve mon univers. Quelle que soit ma galaxie ; même sans étoile pour s’orienter.
Je viens d’un monde qui a été bien égoïste, je l’avoue. J’ai atterri dans un univers parallèle où l’altruisme s’affiche en maître et s’étale partout. C’est ce que son horizon brouillard exprime. Les cellules de notre organisme semblent soudées, mais de manière incohérente. J’ai du mal à comprendre les coutumes de cette vie neuve. J’ai du mal à croire à la générosité généralisée des rites qu’elle prêche, quoiqu’elle en dise. Je m’en excuserais presque, parfois. Je voudrais tant être avec. Sans frein.

Mais non…

Mon problème vient de la source de ces coutumes. Elles sont portées par la souffrance. Il n’est pas suffisant d’être confinéE et vigilantE, il faut se priver. Il faut subir, pour porter l’effort collectif. Et je ne comprends pas qu’on me demande de me brimer quand ça n’a pas de sens. Ni de souffrir à la demande des cellules dirigeantes qui tuméfient notre organisme.
Je sais que le virus ne se bat pas contre nous, il me l’a dit. Il se bat pour sa propre survie, comme chaque espèce vivante. Il ne fait que profiter des brèches que nous lui avons offertes, et elles étaient béantes. Elles le sont toujours. Il me l’a dit aussi. Mes anticorps sont une trace qui s’exprime par sa bouche.

Je ne suis pas devenu insensible. J’observe la vie qui m’entoure, des feuilles des arbres qu’on ne peut plus toucher, aux passantEs, aux fenêtres ouvertes. Je ne nie pas la pandémie. J’entends la peur des corps plus âgés, des poumons faibles, des immunités fragiles. J’entends les morts ; j’entends les voix étranglées de ceux et celles qui regrettent leurs parents et leurs proches. Qui ne peuvent pas partager ces pertes dans les rituels habituels. Qui ne peuvent pas partager, tout court. Le monde nouveau a effacé les rituels antérieurs. Seule nous reste la liberté de pleurer confinéE. Il paraît qu’il faut apprendre à s’en contenter. Cette souffrance est la nouvelle norme ; nos trente-sept degrés. Applaudir celleux qui souffrent pour guérir celleux qui souffrent. Couvrir d’éloges celleux qui souffrent pour nourrir celleux qui souffrent. Admirer leurs sacrifices. Comme s’illes avaient le choix.

Qui ne peine pas n’est pas solidaire. Dans cette galaxie, la nouvelle morale l’exige. Si tu te sens enferméE, replie-toi davantage. Si tu as besoin de respirer, apprends l’apnée. Si tu as besoin de courir pour vider le trop-plein, emplis-toi de ton intérieur. Fais-toi la guerre pour aider à étaler la guérison globale. Se promener seulE dans une forêt contrevient aux tables de la loi. S’arrêter sur un banc est immoral. Tu ne flâneras point. Tu ne bougeras point. Tu ne soupireras point. Tu ne te plaindras point. Contrains-toi. Domine-toi. Le virus est partout, et responsable de tous tes maux. Responsable de cette attestation qui fait loi dans ta poche et au-dehors. De cette solitude qui étouffe.
C’est lui qui a signé le décret de ta mise en cage.
Nous n’avons pas d’autre option. Il faut penser aux autres, nous dit l’Union. Il n’y a pas d’alternative. Peu importe que le mode de confinement qu’on t’impose soit le résultat direct des choix antérieurs des cellules dirigeantes. Notre cancer du cœur est notre tête pensante. Il a envahi nos fonctions vitales et le cerveau de notre organisme. On nous a vaccinéEs contre l’analyse, le recul, la parole. Notre cancer gouverne. Il a sacrifié les solidarités, a ôté les outils de notre bien-être collectif, a détruit tous nos pansements, mais nous ne pouvons lui en vouloir car l’Union doit être nationale ; l’Union doit être mondiale. Elle est sacrée et le demeurera.
Prendre sur toi. Perdre de toi. T’éloigner de tes autres. Oublier qui tu es quand tu n’es pas seulE.
Sur une échelle de 1 à 10, où situes-tu ta douleur ? Dis-le moi. Dis-le à celleux qui t’entourent. Envoie-leur ton témoignage. Fais le tourner à grande échelle, antibiotique à large spectre.
Mon appartement enferme tous mes sentiments. Mes sentiments enferment le monde. Des multinationales me permettent de partager tout cela avec mon entourage. Elles engrangent nos données numériques et nous les en remercions. Sans elles, nous serions seulEs, et elles s’en frottent les mains. Des multinationales livrent à toi ce qui te manque, chez toi, tout ce qui n’est pas appelé « nécessaire », mais dont tu sens le besoin. Les multinationales sont notre prothèse dans la crise, on croirait presque qu’elles sont nos alliées, les garantes de notre bien-être. Nos globules blancs.

Je me perds souvent dans le ciel bleu, accroché près de mes vitres. J’y bois l’oubli pour quelques instants. Je ne pense à rien. Et ça passe, un peu. Le soir, je pense à toi, à vous, je bois de l’oubli en quelques verres. Et ça passe, un peu... Et puis ça revient...

Le confinement est souffrance, car toute échappatoire est blasphème. Un blasphème à peine masqué... La religion du virus qui règne sur ce monde a embarqué sur un vaisseau où vit notre espèce entière. L’embarcation n’a qu’un objectif, cultiver le renoncement. Ne sors pas. Ne ris pas. Ne t’énerve pas. Reste en contrôle, pour le bien de qui est confiné avec toi. Tu ne peux pas craquer. Si tu craques, si tu faillis, tu sors de l’Union. Tu devras alors t’amender. Ton père te frappe. Va dans ta chambre. Ton mari te frappe. Retourne à la cuisine. Ton chef te demande de risquer ta vie. Ton salaire baisse. L’appartement est trop petit. Accepte. Tu ne dors presque plus. La milice d’état surveille tes faits et gestes. Ta couleur de peau et l’endroit où tu vis appellent le contrôle permanent. Oublie. Prends sur toi et angoisse, si tu veux rester dans le vaisseau, qui que tu sois. Hors du navire de l’Union, point de survie.
Nous partons ensemble pour une planète neuve, pleine de promesses, reine d’un avenir meilleur. On nous le répète. Une table rase où nous éviterons les erreurs déjà commises, sois-en sûrE. Nous migrons vers un monde où le constat actuel imposera le changement futur. Tu dois avoir foi en ton chef et pilote. Il est le garant de l’Union. Il saura quoi faire le jour d’après, le jour meilleur. Il ne peut pas te demander de souffrir pour rien. Encore moins de souffrir pour cacher les dysfonctionnements dont il est responsable. Il est le garant de l’Union, répète. Le chef du navire dans l’espace interstellaire ; ce chef ne peut être aveugle. La foi le guide, tout comme toi.

Le virus ne me parle plus, mais il m’a guéri d’autres mots, d’autres bactéries grignotantes et nocives. Il reste un peu de sa couronne au creux de moi. Ce vaisseau n’est pas rationnel, il me l’a dit. Je n’ai pas de preuve de mon contact avec lui, mais il m’a testé quand il m’a traversé. Lui m’a testé et m’a guéri ; m’a aguerri, à la différence de la médecine qui m’entoure. Ce vaisseau est un cache-misère. L’univers qu’il vise est une planète où notre espèce, qui s’est habituée à la prison-rassurante-faute-de-mieux, va se voir proposer d’en habiter une nouvelle. Une autre cellule ; encore une fois, une n-ième fois... Nous sommes pour le moment des organismes sans avenir ni projection ; prenons garde à ne pas oublier les pièges de nos passés, car nous ne serions plus qu’un fébrile présent. Il faut réagir à l’Union virale pour être son propre arbitre. Notre corps peut en avoir les ressources. Contempler le constat des erreurs commises ne suffira pas à déclencher le changement. Ce n’est pas notre cancer dirigeant qui lancera notre nécessaire mutation. Il faut sortir du consensus, pour ne pas confiner ta colère légitime. Est légitime ce qui se partage de plein droit. Tu es en droit de t’insurger. Tu es l’anticorps, tout comme moi. Ne masque ni ton intelligence partagée, ni tes sourires passés. Ne sacrifie pas ceux à venir. Guérissons-nous, s’il te plaît. Mais sans nous tromper de maladie.


(Lö Avorton. Merci à Hypercharlotte)


Proposé par sonsbatards
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