« Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel ! Nous n’avons à y perdre que la perspective d’une catastrophe vers laquelle ils nous conduisent. »
(Manifeste contre le travail1)
Il y a belle lurette que l’humanité a déclaré la guerre au vivant. Et elle a tout lieu de se réjouir : elle est en passe de la gagner.
Il n’est pas même besoin de penser politiquement l’état du monde. Il suffit de porter les yeux sur la friche industrielle qui constitue désormais notre cadre de vie, de comptabiliser les espèces disparues ailleurs que dans des zoos, de rencontrer le regard vide du passant qu’on croise ou de contempler l’accablement qui se reflète quotidiennement dans le miroir. Et qui ne ressent un vague désarroi devant une assiette bio concoctée à l’autre bout du monde par plus désespérés que soi, tant s’est altéré le goût des aliments en même temps que toute notion de décence et d’humanité ?
Comme de juste, l’avidité bornée du capitalisme s’exprime au jour le jour dans une passion sans limite pour la laideur. « Profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les cœurs abjects »2.
Ainsi que le disait Simon Leys, le déshabilleur du Grand Timonier 3, « les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. […] Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature « « humaine » » 4.
Le fait de couvrir toute la surface d’une planète de la même lèpre urbanistique, élaborée par ordinateur, matérialise une idéologie pour laquelle rien d’autre, nulle part, ne doit être envisageable, sinon cette épouvante. Aucune autre image du décor humain, de l’habitat, donc du bonheur, n’est plus disponible, hormis pour le tourisme de masse qui saccage avec allégresse ce qui reste des beautés passées. Et comme George Orwell le prophétisait, nul autre avenir ne saurait poindre à l’horizon de nos désolations : « On ne distinguera plus la beauté de la laideur
»5. C’est de cette misère qu’il faut partout et à jamais se disposer à jouir – en d’autres termes à acheter.
Partout, et jusque dans les rares lieux où persistent des vestiges de vie, là où la nature donne encore l’illusion d’être semblable à elle-même, il n’est désormais plus possible d’ignorer que c’est foutu. Et l’angoisse ambiante est tellement oppressante, la nullité des représentations qui sont censées nous en distraire est à ce point désolante, qu’on voudrait parfois que c’en soit enfin fini.
La vie dont nous sommes faits n’est du reste plus une valeur ; c’est un moyen de créer de la valeur marchande. C’est un fait : un certain nombre d’individus sont persuadés qu’il faut vivre pour travailler, et non pas travailler pour vivre. Les travailleurs ne sont-ils pas la cheville ouvrière du capitalisme et la source de tous les biens qu’il accapare ? Pour les groupes privilégiés qui en récoltent le bénéfice, la sueur humaine doit naturellement se transmuter en accumulation de profits, ce qui est une façon de naturaliser leur cupidité. Ces énergumènes se sentent émancipés de leur existence biologique, comme si cette forme de vie était réservée aux pauvres gens, aux « sans-dents », à la « France d’en bas », à tous ceux que M. Macron se sent la vocation d’emmerder6. Et ces derniers d’en convenir béatement !
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Comme on le voyait dans les campagnes à une époque encore peu lointaine, les machines furent sinon des jouets pour les hommes, du moins un moyen de les libérer d’une part sensible de leur labeur, tandis que ce sont les hommes qui sont aujourd’hui devenus les jouets de leurs engins et des banquiers qui grèvent leur quotidien. Dans ce passé révolu, le quotidien n’était certes pas idyllique, il était même exténuant ; mais le calme des efforts journaliers exprimait une paisible intimité avec la nature et un accord sans réserve avec soi-même. La terre était alors un bien précieux, à respecter et à transmettre scrupuleusement. Il semble que la plupart des individus se considéraient tout juste comme des usufruitiers. Nombre d’entre ces travailleurs ne vivaient d’ailleurs pas dans un lieu qu’ils puissent dire leur, acte notarié à l’appui.
Mais l’on survit désormais dans un univers de propriétaires, pour lesquels le « sel de la terre » est à jeter après usage. Lequel d’entre eux pourrait de nos jours s’écrier, à l’instar d’Aimée Castain en 1960 : « Chère terre, tu es ma passion et ma vie. Jamais je ne te quitterai. J’ai tant besoin de ce que tu es
»7 ?
Les paysages de France, jadis mosaïque de champs menus, chatoyants, diaprés, contrastés, sagement abrités par des haies peuplées de chants d’oiseaux, parcourus de routes vagabondes, où nichaient modestement çà et là un village et quelque demeure isolée, voilà qu’ils offrent désormais le consternant spectacle d’une terre gaste : un monde stérilisé, toujours plus homogène, indifférencié, comme badigeonné par un Rothko en mode suicidaire8. Les villages perchés et les villes si animées par des commerces de proximité s’enfouissent sous une même lèpre rampante de bâtisses résiduelles engorgées d’automobiles que la vie déserte avec répugnance. On déboise, on défonce, on arase, on comble, on déchiquète, on écroule. Cela s’est certes toujours fait – c’est du moins le propre de l’anthropocène ; mais, la technologie industrielle aidant, ce qui n’est plus qu’un saccage est maintenant à la portée du premier croquant et du premier investisseur venus ; ce dont nul ne se prive.
Si bien que le promeneur, où qu’il se rende, n’aura bientôt plus à arpenter qu’une contrefaçon de plaine beauceronne. Ne s’offrent déjà à sa contemplation que des étendues mornes, à la surface desquelles miroitent seulement des bandes de plastique déroulées façon Christo 9 (pour le coup, il se vérifie que notre modernité a les artistes et les emballeurs qu’elle mérite...), sous lesquelles fruits et légumes entreprennent de se dénaturer avant congélation pour entamer leur tour du monde. Ce ne sont partout que des champs sous perfusion, encensés de pesticides et irrigués par des cours d’eau nauséabonds réduits à un écoulement énurétique où ne surnagent que des poissons crevés. La promesse de paradis s’est transfigurée en égout terminal.
Si c’est la « rationalité économique » qui donne du sens à tout cela, l’ambroisie frelatée de nos tables et le nectar empoisonné de nos verres n’en apportent pas une démonstration très convaincante, du moins à quiconque n’a pas une vocation de ravi de la crèche : comme l’exprime le chef indien de l’histoire, « Cette année encore, nous n’aurons que de la merde à nous mettre sous la dent. En revanche, il y en aura pour tout le monde
. » Cette merde si précieuse à M. Macron…
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Qui a mis ce goût de la désolation dans la tête des hommes ? Personne sans doute. Il est à craindre que l’appétence pour la mort ne soit consubstantielle à l’être humain, voire intégrée au vivant. Mais il fallait que cette propension fût solidement ancrée dans toutes les têtes pour que nul sur Terre se trouvant en pouvoir de le faire, qu’il ait fermé les yeux ou qu’il les ait gardés grand-ouverts sur ce qui se passait, ne s’y soit en fait jamais opposé.
Toutefois, il est loisible à chacun de mettre un nom sur cette frange d’humanité qui a favorisé, cultivé, exploité, programmé cette danse de mort, et qui la mène tambour battant, parce qu’elle y voyait et continue d’y voir matière à profit – quoi qu’il advienne. C’est le monde marchand sous sa forme « cristallisée » la plus pure : le capitalisme.
Au sein des organisations mafieuses qui le constituent et qui se sont emparées de nos ersatz de démocratie, les agro-industriels et autres latifundiaires s’acharnent à piétiner le cadavre du monde pour assurer leurs plus-values, comme la récente loi Duplomb vient de le rappeler. Dans leur sillage, les exploitants agricoles – « exploitants », nul ne saurait le nier ; mais « agricoles », cela a-t-il toujours un sens ? – empoisonnent la population et souillent irrémédiablement la vie sur Terre, au nom d’une paysannerie dont ils travaillent quotidiennement à assassiner les derniers survivants alors qu’ils disent se porter garants de leur avenir.
L’ironie veut que l’entreprise remonte à la Renaissance et qu’elle ait pris son essor sous le règne des Lumières avec la mise en chantier de monocultures. Elle veut encore que l’économie, qui jadis désignait la manière d’assurer les conditions du mieux-être des hommes, n’exprime plus depuis lors que la théorie de cette marche mortifère, sous une appellation aux odeurs faisandées de liberté : le libéralisme.
Mais le capitalisme a mis la planète dans un état si déplorable, il a saccagé les consciences et la substance humaine à un point tel qu’il est sans doute bien vain de stigmatiser devant le tribunal de l’apocalypse prochaine les maquereaux aux mille visages qui prostituent notre existence.
N’importe. Crions au moins notre dégoût. Et puisqu’il semble que ce soit le destin des générations prochaines (s’il en subsiste malgré tout) de payer la note, offrons-leur du même coup l’amère satisfaction de rendre la honte encore plus honteuse en la criant sur les toits.
le 19 septembre 2025. Avec Gérard Dressay
1 Texte du groupe allemand Krisis, rédigé par Ernst Lohoff, Robert Kurz et Norbert Trenkle (1999).
2 Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, 1939), éd. Gallimard, coll. L’Imaginaire, p. 62.
3 Pierre Ryckmans (1935-2014), alias Simon Leys, est l’auteur d’un ouvrage qui fit quelque bruit pendant les années 1970 en secouant l’intelligentsia parisienne follement entichée de maoïsme, Les Habits neufs du président Mao (Champ libre, 1971).
4 L’empire du laid », dans Le Bonheur des petits poissons, « Jean-Claude Lattès, 2008, p.74-75.
5 Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, 1950, Agone, 2021, p.415.
6 M. Macron, lors d’un échange avec des lecteurs du Parisien faisait part de son envie pressante d’emmerder les non-vaccinés contre le Covid-19. Il ne rêve décidément que d’un univers à la semblance de ses chiottes.
7 Aimée Castain, artiste peintre française (1917-2015), dont la vie fut consacrée aux travaux des champs. (Voir Aimée Castain, bergère et artiste, Les Alpes de Lumière, 2013.)
8 Mark Rothko, peintre américain né en 1903, célèbre pour ses colorfields (champs de couleur uniformes). Il s’est suicidé à New York en 1970. Les monochromes d’Alphonse Allais sont beaucoup plus divertissants.
9 Nom d’artiste de Christo Javacheff (1935-2020), notamment connu, avec sa collaboratrice et épouse Jeanne-Claude, pour l’empaquetage sous toile plastique du Pont-Neuf à Paris (1985) et du Reichstag à Berlin (1995).


















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